Sur mon bureau, il y a dans une belle pochette rouge toute neuve ce texte que j'ai écrit l'autre jour, entre deux boulots à rendre. Ce n'était pas un texte sur moi, sur ma vie, mais une nouvelle, complètement imaginée et imaginaire. Aujour'hui, j'ai de nouveau un trou dans mon travail. Ce serait l'occasion d'ouvrir la pochette et de relire le texte, le reprendre, le corriger, pour pouvoir enfin mettre le mot "fin" sur la dernière page. Mais je n'y arrive pas.C'est comme si j'avais peur de me retrouver face à moi-même et à mes incapacités en me replongeant dans ce texte et en voyant confirmer la certitude que j'avais après l'avoir écrit : mon texte est faux - complètement faux. Comme à chaque fois que j'essaie de m'y confronter à nouveau, encore une fois ce problème que j'ai avec l'écriture de fiction renaît et revient me paralyser.
Ecrire sur soi, ça va, c'est facile en un sens : il n'y a pas à imaginer, pas à trouver, mais seulement à retrouver. Celui qui écrit sur soi n'est pas un créateur, mais un valeureux explorateur - un type un peu plus courageux que les autres, si l'on veut, puisqu'il a accepté de plonger en lui-même, sans toujours savoir ce qu'il pourra en sortir. Mais enfin, ce qu'il fait n'a rien d'exceptionnel : son but premier, c'est de se confronter à la vérité - la "vérité de son être", dirait-il s'il voulait jouer les philosophes pompeux -, celle qu'il trouve lorsqu'il parvient à se mettre en adéquation avec son histoire, ses émotions et ses rêves. Pour écrire sur soi, il ne faut aucune autre qualité qu'une certaine dose d'authenticité. Apprendre à ne faire qu'un avec soi-même dans l'écriture, ce n'est pas si évident, mais on y arrive toujours quand c'est notre vie qui est en jeu.
Ecrire sur les idées, ce n'est pas très difficile non plus. Du moins, pour ma part, j'ai toujours été à l'aise avec les concepts et les notions métaphysiques. Les Idées - celles avec une majuscule, celles qui ne se confondent pas avec les petites opinions de chacun - ne m'ont jamais particulièrement intimidée. Lors de me mes études, elles étaient mon élément, mon univers, ma parole peut-être même. Encore aujourd'hui, j'ai bien moins de mal à théoriser qu'à mettre en pratique, comme si mon esprit n'aimait que l'abstration et devenait tout maladroit dès qu'il s'agissait d'appliquer les grands concepts et d'y confronter la réalité concrète - celle dans laquelle on plonge ses mains et avec laquelle on se salit. Je sais que je peux toujours apprivoiser les Idées, que je peux les retourner dans tous les sens et finir par les dominer, par en être maître. Les Idées, elles, ne me font pas peur.
Mais l'écriture dont je rêve pour moi, ce n'est pas une pseudo-autobiographie qui se contemplerait le nombril et en resterait prisonnière. Ce n'est pas non plus une philosophie de pacotille, croyant penser le monde, mais certainement à mille lieux de la vraie métaphysique - celle qui ose dire ce qui n'a jamais été dit. L'écriture dont je rêve pour moi, c'est celle qui naît sous la plume des écrivains. De ceux qui sont capables d'inventer des mondes, de s'y perdre et d'y faire voyager leurs lecteurs. C'est celle qui sait raconter des histoires et parcourir d'autres pays - des pays inconnus, mais aussi si bien connus qu'ils ressemblent à ce que les lecteurs vivent et qu'ils s'y reconnaissent. D'autres l'ont déjà dit avant moi : la littérature, c'est inventer de toutes pièces des réalités qui n'existent pas et, au coeur de la création, retrouver le monde que, pourtant, on avait cru quitter au détour du récit d'une histoire imaginaire. Parfois, je me dis qu'on reconnaît la littérature par le double pouvoir qu'elle confère aux auteurs et à leurs lecteurs : celui de partir... et surtout de revenir. Partir ailleurs, bâtir des cités introuvables, construire des histoires invraissemblables. Mais revenir ici, redécouvrir le sol ferme dont on avait voulu s'échapper, mieux comprendre la réalité qu'on avait cru fuir. La littérature doit servir à quelque chose, même si son unique sens c'est de se faire passer pour inutile. On lit bien des livres pour y trouver quelque chose. Sinon, à quoi bon ?
La nouvelle que j'ai écrite et que je n'arrive pas à sortir de la pochette rouge me semble fausse - en d'autres termes inutile. J'ai voulu raconter une réalité que je ne connaissais pas directement - la guerre, l'enfermement - et j'ai le désagréable sentiment d'avoir menti à chaque ligne. Ce que j'ai écrit permet peut-être de partir, mais certainement pas de revenir. Il y a une histoire, des personnages, un décor. Mais tout tourne en rond. On ne voit pas le monde qui revient en force derrière les mots, on ne ressent pas derrière l'histoire inventée les émotions qu'on a pu ressentir autrefois. Mon texte me semble vide - vide de toute vie, vide de tout sentiment, vide de toute vérité.
Au fond, mes tentatives d'écrire de la fiction échouent inévitablement, car je voudrais tout pouvoir faire à la fois : inventer et dire la vérité en même temps, imaginer ce qui n'existe pas tout en retrouvant ce qui est juste devant soi. Ce que je voudrais, c'est "mentir-vrai", comme le disait Aragon... rien que ça ! Mais dès que j'invente, j'ai l'impression d'usurper ma place. Pire, d'être une impostrice. A chaque fois me revient le discours de Socrate dans son petit dialogue intitulé du nom de son interlocuteur Ion : le poète parle de ce qu'il ignore. Car enfin, dit Socrate-Platon, comment Homère pourrait-il connaître tout à la fois l'art des statèges militaires, celui de construire des bâteaux, ou celui de guérir les maladies ? Pourtant, ne doit-il pas avoir toutes ces sciences puisqu'il en parle dans son Iliade ? Platon est le philosophe par excellence qui n'a strictement rien compris à la création artistique (enfin, à mon avis, il a fait semblant de ne rien comprendre : il y a toujours de la fourberie chez lui !). Mais enfin, ce qu'il dit est peut-être vrai : l'écrivain ne peut savoir véritablement tout ce dont il parle - ou alors il connaîtrait tous les mystères du monde ! Si on suite cette logique, l'écrivain ne pourrait parler que de lui-même - puisque c'est la seule vérité qu'il connaît authentiquement. Mais alors, on retombe au point de départ : à quoi bon lire la vie d'y type qui ne sait parler que de lui-même ? La littérature ne peut pas être que de l'égocentrisme, tout de même !
Platon, dans l'Ion, résolve rapidement la difficulté (du moins en apparence) : le poète peut parler de tout ce qui est existe, non pas parce qu'il possède tous ces arts qui sont décrits dans son ouvrage, mais parce qu'il est lui-même divin. L'écrivain est un dieu : recourir à la théologie semble l'unique moyen de justifier les pouvoirs tout puissants de la littérature. CQFD.
Oui, mais... Oui, mais moi, je fais quoi avec mon texte qui dort dans la pochette rouge ? Je n'ai pas des pouvoirs divins. Les autres peut-être, mais pas moi. J'essaie juste d'écrire la vérité, même en prenant des chemins détournés. Parfois, c'est vrai, l'écriture me vient comme de l'extérieur, exactement comme si quelqu'un d'étranger me dictait mes mots. Mais si je dois attendre que l'inspiration vienne m'emporter dans des sphères inconnues, je risque d'espérer longtemps et de ne jamais écrire. Et de toute façon, je ne crois pas que quelqu'un qui soit convaincu de son pouvoir divin, puisse écrire quoi que soit d'intéressant. Non, je veux juste savoir une chose : que dois-je faire du texte de la pochette rouge ?