Vendredi 11 janvier 2008

 

Une oeuvre inachevée

Il y a cette question qui revient parfois : est-ce qu'écrire son journal sur Internet, c'est produire une oeuvre ? Une oeuvre littéraire, probablement pas. Une oeuvre d'art, encore moins. Mais enfin, je crois bien tout de même qu'il s'agit bien d'une oeuvre. Modeste et intimiste dans mon cas. Mais vraiment une oeuvre.

Ce journal est tout d'abord une "oeuvre" au sens premier du terme : une activité, voire un travail, ou en tout cas un effort. Car écrire ici, ce n'est pas tout à fait écrire au fil de la plume ce qui passe par la tête ce qui passe par la fenêtre. Certes, mon écriture n'est pas très travaillée. J'écris d'une traite, puis me relis et envoie tout ça en ligne. Mais en amont, il y a une réflexion qui m'accompagne souvent longtemps. Il y a aussi l'effort de remettre le flot de mes pensées ou de mes émotions dans l'ordre, ou du moins dans un ordre à peu près cohérent. Il faut s'asseoir devant l'ordinateur, se couper du monde durant une petite heure et se concentrer sur les mots qui se nouent à l'écran. Pour écrire, il faut prendre le temps. Aller chercher, mais surtout laisser venir. Et ça, c'est un travail. Car il faut parfois faire un petit effort sur soi pour accepter de laisser venir les mots. Il est parfois plus facile de vivre sans écrire, c'est-à-dire sans se ramasser sur soi-même dans les mots. Les journées filent vite. C'est le matin et voilà, déjà, c'est le soir. Il est aisé de laisser passer un jour sans écrire. Il suffit de se laisser couler dans l'existence. Et voilà, la journée est finie et pas une seule ligne n'a été écrite. Pour écrire, il faut savoir s'arrêter : souffler un bon coup et laisser tout le reste de côté. Souvent, ce n'est pas facile de s'arrêter, car la vie commande impérieusement d'agir ici et là, en toute urgence. Parfois, elle commande même de ne rien faire et de se laisser doucement paresser sur le canapé. Et là aussi, c'est alors difficile de se mettre à écrire, car il faut arrêter ce mouvement naturel de laisser aller et se mettre enfin à écouter ce qu'il y a en soi et qu'il serait parfois plus simple de ne pas entendre.

Mais ce journal est également une oeuvre au sens le plus noble du terme : un ensemble organisé de signes qui ne sont pas tout à fait juxtaposés les uns aux autres par hasard, mais qui, secrètement, voire inconsciemment, concourent à une fin, à un sens. Ce n'est par pour rien que je noircis des pages ici et que je les empile les unes sur les autres. J'aligne les entrées. Les jours, les mois, les années se succèdent dans un calendrier organisé et structuré. J'écris parce que j'ai besoin de me dire, mais à chaque fois c'est précisément ici, dans ce lieu que je reviens. Les pages s'accumulent, à tel point qu'il est devenu illusoire d'essayer de les comptabiliser. Je ne sais pas très bien pourquoi j'écris. Je sais qu'il y a en moi ce besoin de se dire, cette nécessité de se comprendre, cet espoir aussi d'arriver un jour à s'accepter. Je voudrais comprendre pourquoi je suis ici, dans cette vie et parvenir enfin, une bonne fois pour toutes, à lui donner un sens. En écrivant ma vie, j'ai l'illusion que je ne vis pas pour rien, que les mots que j'aligne pages après pages ont un sens. Pour moi, pour les autres. J'écris ma vie dans mon journal et, ainsi, je laisse des traces de ce que j'ai vécu. Et du coup, je ne l'ai pas tout à fait vécu pour rien. En écrivant, je retrouve un petit peu du temps perdu. Je ne perds pas mon temps en écrivant, mais au contraire je le retiens et l'empêche de me laisser mourir en lui. Parce que j'ai écris ma vie, je ne l'ai pas complètement vécue dans le vide.

Lorsque j'étais enfant, j'imaginais ce qui se passerait si ma maison prenait feu. Si un incendie inattendu venait à consumer tout ce qui s'y trouvait, je me voyais sauver deux choses absolument indispensables : mon petit chat qui, peut-être, ne pourrait pas s'enfuir de lui-même ; et mon journal intime qui patientait secrètement dans le tiroir de mon bureau. Même durant les mois ou les années où je n'écrivais pas une ligne dans mon journal, j'avais ce souhait de vouloir le sauver à tout prix de sa disparition fatale. Avais-je l'impression que si mon journal se consumait, ce serait mon passé tout entier qui serait anéanti ? Pourquoi avais-je ce sentiment d'une urgence vitale en pensant aux pages manuscrites de mon journal d'adolescente ?

Aujourd'hui, je sais que si une explosion détruit ma maison, ce journal restera vivant. Il sera toujours là, quelque part, dans un petit coin du réseau internet. Au pire, si un jour un serveur vient à effacer mes données ou si, dans vingt ans, les pages HTML sont un langage dépassé, il restera toujours une trace de mon journal. Celui-ci tient sur un CD-Rom. Il est localisable. Il a une existence matérielle. Ce sont des pixels, du langage informatique, mais au-delà il y a des pages que je peux faire défiler d'un clic à l'autre. Mon journal est une oeuvre palpable. Il m'appartient. Il est du sens à l'état brut, en lutte contre l'oubli et le temps qui passe. Il est le témoin de celle que j'ai été et me renvoie l'image de celle que je suis.

Depuis ces dernières années, il y a de plus en plus de blogs qui deviennent des livres de papier. Un éditeur repère un blogueur à succès et propose de transformer ses "posts" en livre. Quelques mois plus tard, le blog est sur les étalages des libraires. Les journalistes interviewent alors l'ex-blogueur devenu écrivain sur son oeuvre. Mais la vérité, c'est qu'il n'y a pas besoin d'attendre qu'un journal en ligne prenne l'existence matérielle du papier pour devenir une oeuvre. Mes Regards solitaires sont déjà une oeuvre. Plus encore, ils sont une oeuvre numérique, éternellement en progrès, qui perdrait une grande partie de son sens si elle était arrêtée dans les pages rectangulaires d'un papier d'imprimerie. J'espère un jour écrire un livre et le publier. Mais je n'espère pas un tel destin pour mes Regards solitaires. Ces derniers n'ont pas été conçus pour cela. Leur existence est inséparable de l'écran de l'ordinateur. Ils sont nés pour être regardés de l'autre côté d'un écran. Union de mots et d'images personnels, ils tirent leur force de cette construction intime qui s'est faite au fil du temps. Mon journal n'est pas une oeuvre terminée. Il est en mouvement, car je ne pense pas que j'aurai fait un jour le tour de ma vie écrite. Mon journal est une oeuvre qui prend son sens dans son inachèvement.

Par contre, je n'ai pas la même vision de mes Regards extérieurs. En un sens, ils ne font pas partie de moi. Ce sont juste des scènes de vie que je matérialise dans des mots des bouts d'émotions volées, des regards à demi échangés. Ils ne m'appartiennent pas. J'écris ce que je vois et je l'oublie. J'y mets un peu de moi-même, mais pas beaucoup. Quelques mois plus tard, j'ai oublié ce que j'ai écrit. Mes textes sont pour moi achevés. Peut-être continuent-ils à vivre dans l'esprit du lecteur. Je l'espère du moins. Mais pour moi, tout ce que j'écris dans les Regards extérieurs me quitte et me laisse un regard neuf pour voir d'autres gens, pour regarder d'autres bouts de monde. Dans mon journal, je suis ce que j'écris autant que j'écris ce que je suis. Dans les Regards extérieurs, je ne fais que prêter mes mots à des scènes anonymes qui, sans moi, n'auraient peut-être pas eu de spectateurs. Les Regards extérieurs pourraient être publiés en ouvrage. Il faudrait toutefois que je retravaille vraiment mes textes, écrits à la va-vite, que je les rende plus beaux, plus léchés. Je pourrais revenir sur ce que j'ai écrit pour lui donner une plus jolie forme. Bien au contraire, jamais je ne reviendrai sur les pages de mes Regards solitaires, car ce serait comme mentir, tromper le passé. Les Regards extérieurs pourraient devenir une oeuvre littéraire et avoir un début et une fin. Les Regards solitaires ne pourraient être littéraires que par accident : ce n'est pas là leur but. Leur finalité, c'est simplement de se démener avec la vie silencieuse pour lui donner enfin une parole sensée.

 Regards extérieurs, c'est ici !

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