Lundi 26 mai 2008

 

Mes amis de papier

Ce week-end, j'ai extirpé de la grande pièce qui nous sert de grenier dans la maison de campagne une vieille valise blanche d'un autre âge. Il a fallu que je prenne quelques risques, car des tas d'objets improbables (abat-jour démodés, vieilles tables inutilisés, poupées au crâne dégarni, etc.) se trouvaient entassés en équilibre sur cette valise qui n'avait pas été ouverte depuis des années. Je savais ce qui se trouvait dans cette valise. Ce n'était pas vraiment une surprise quand j'ai défait le loquet pour l'ouvrir. Mais tout de même, j'ai été un peu impressionnée. La valise était remplie de toutes les lettres que j'ai reçues depuis que j'ai été en âge de lire, jusqu'à l'année où j'ai définitivement quitté la maison familiale et  me suis installée à Évaville. En gros, presque vingt années de correspondance. Dans cette grosse valise blanche se trouvaient des centaines de lettres, toutes adressées à mon nom et gardées minutieusement dans leurs enveloppes d'origine et entassées selon l'ordre chronologique.

Lorsque ma mère m'a vu ressortir cette vieille valise et relire quelques lettres, elle s'est amusée : "Alors, les nouvelles sont fraîches ?" Puis, comme à chaque fois que je ressors de vieilles archives, elle s'est exclamée : "Ah, tu vas faire un peu de tri ? Tu vas au moins jeter les enveloppes, n'est-ce pas ?" Ma mère n'a jamais compris pourquoi je me suis toujours acharnée à garder le moindre courrier personnel qui m'était adressé et, qui plus est, à refuser de jeter l'enveloppe l'accompagnant (tout au plus acceptais-je de découper le timbre lorsqu'il était joli et rare). A vrai dire, je ne sais pas moi-même pourquoi j'ai gardé tout cela. Certainement y a-t-il là un symptôme un peu maladif à maintenir intactes les traces du passé, comme si je voulais constituer de ma vie une sorte de petit musée personnel. Peut-être est-ce une façon également de lutter contre la vanité de l'existence. Je crois que c'est aussi une manière de respecter les gens qui, à un moment donné, ont été mes amis ou, du moins, ont pensé à moi et m'ont écrit, partageant avec moi un peu de leur quotidien.

De ma petite enfance, il y a très peu de lettres. Essentiellement des cartes postales de ma marraine. J'ai reconnu tout de suite sa petite écriture recouvrant entièrement les cartes d'un côté et représentant de l'autre des scènes bucoliques de campagne. Il y a aussi quelques lettres de mes parents qui m'avaient été envoyées alors que j'étais en vacances en colonie ou bien chez mon amie Gaëlle. Dans ces lettres-là, il y avait l'extrémité tangible du quotidien celui d'une maman recommandant à son enfant de bien se couvrir avant de sortir et envoyant un billet de 20 F pour acheter des cartes postales.

La plupart des lettres datent de plus tard, de mon adolescence (essentiellement entre de l'âge de 14 à 18 ans). A cette période, j'ai écrit beaucoup de lettres. Énormément. Je crois que j'avais une image un peu romantique de la correspondance. J'aimais choisir de jolis papiers et de beaux timbres. J'aimais faire courir mon stylo plume sur le papier. Et par dessus tout, j'aimais guetter le courrier dans la boîte aux lettres, reconnaître l'écriture calligraphiée sur l'enveloppe et ne pas pouvoir attendre d'être arrivée à l'appartement pour déchirer l'enveloppe et découvrir les feuillets qu'on avait écrit pour moi. J'ai noué de longues amitiés épistolaires. Je crois même que j'avais bien plus d'amis de papier (je parlais alors de "penpals") que d'amis "réels". Il y avait les anciennes copines de colo avec qui j'avais nouées des correspondances régulières. C'était souvent des filles que j'avais connues en vacances et avec qui j'avais eu une amitié distante pendant les quinze jours où nous nous étions fréquentées. Mais, une fois rentrées chacune dans nos familles, nous nous étions lancées dans des échanges de lettres à un rythme soutenu, sans doute parce qu'un des seuls points communs que nous avions ensemble était l'amour de l'écriture et le goût de l'échange épistolaire. Les expéditeurs des lettres que je recevais étaient aussi, en grande partie au départ, des inconnus. Je m'étais abonnée à des listes pour avoir des correspondants de la planète entière, si bien que j'avais des amis de papier dans des tas de pays plus ou moins exotiques. J'écrivais en français, mais aussi en anglais et même en espagnol. Je pense que mes lettres étaient en fait souvent écrites dans une sorte de "petit nègre" qui devait bien faire rire mon correspondant ! Beaucoup de correspondances ont duré des années et se sont même poursuivies par des rencontres réelles : Xavi et sa soeur Hermina,  les Catalans, dans les rues de Barcelone ; Lenka la tchèque au château de Versailles ; Oana la Roumaine en visite pendant une semaine avec moi dans tout Paris... Et puis tous les autres aussi, avec qui l'amitié a parfois été plus régulière et solide que certains de mes copains de classe : Jared l'Américain qui m'envoyait des photos de lui et sa petite amie au bal de promo ; Dana-Alexandra la Roumaine qui avait une écriture déliée comme venue d'un autre siècle ; Claudia l'Allemande qui faisait des compétitions de natation de haut niveau et qui, sur les photos, avait des épaules deux fois plus larges que les miennes ; ou encore ce jeune homme de Hong-Kong, dont je n'arrive pas à me souvenir le nom ce soir, qui m'avait offert un joli mouchoir brodé et enregistré des cassettes de musique... J'avais une vraie correspondance de ministre qui me demandait une solide organisation (pour ne pas répondre deux fois à la même personne ou, pire, oublier de lui répondre !) et qui devait coûter une petite fortune en timbres à mes parents. Le facteur devait bien me connaître, sans jamais m'avoir vue, car mes correspondantes écrivaient parfois, à l'encre rose, des messages à son intention pour qu'il se dépêche d'apporter le courrier dans ma boîte aux lettres.

Je n'ai pas relu toutes ces lettres. Il m'aurait fallu le week-end entier. Et puis certaines écritures, difficilement lisibles, m'ont rapidement découragée. J'ai surtout regardé les enveloppes, reconnu les noms, fait remonter à la mémoire des souvenirs oubliés. J'ai cependant ouvert un bon nombre des lettres envoyées par ma copine Audrey. J'avais rencontré Audrey à un camp de vacances à Saint-Jean-de-Luz lorsque nous avions 15 ans. Elle habitait les Pyrénées. C'était à l'autre bout de la France pour moi. Mais très vite, nous avions noué une correspondance suivie. Elle avait quelques mois de plus que moi et était dans la classe supérieure. Elle me racontait son quotidien sans pudeur. Alors que je l'avais connue timide et réservée en colonie, au fur et à mesure que nous grandissions et continuions d'échanger des lettres elle montrait d'elle une image de plus en plus délurée dans ses lettres. J'ai relu une bonne partie des lettres qu'elle m'avait envoyées depuis son entrée au lycée jusqu'au passage de son bac, suivi de ses années d'IUT à Bayonne, puis en Angleterre. Elle me racontait les sorties en boîte, les garçons qu'elle rencontrait, les histoires d'un soir, les soirées trop arrosées avec les copains. Elle écrivait qu'elle voulait s'amuser, profiter, être "cool". C'est drôle de relire toutes ces lettres. Je me souvenais bien de certaines d'entre elles. Je crois que j'admirais secrètement Audrey. Elle était si libre et moi j'étais si sérieuse. Elle sortait, embrassait, couchait, buvait... Elle faisait toutes ces choses que je ne faisais pas et que je n'aurais jamais osé faire à 17 ans. Peut-être vivais-je un peu sa vie par procuration, sans avoir pourtant envie de réellement changer la mienne et vivre les excès qu'elle me racontait.

Bien sûr, dans la valise blanche, il n'y a que les lettres que j'ai reçues. Pas celles que j'ai envoyées. Dans la valise blanche, ma vie se lit entre les lignes. Dans les réponses des mes interlocuteurs, je retrouve des traces de ma vie d'alors. Dans les commentaires admiratifs d'Audrey, je revois mes succès scolaires mes mentions Très bien et mes Félicitations. Avec le recul, je crois même deviner dans les mots d'Audrey quelque ironie. Impossible de savoir ce que je pouvais écrire à Audrey et à tous les autres correspondants. Comment racontais-je ma vie alors ? Qu'est-ce que je jugeais bon d'en retenir et d'en partager avec mes amis de papier ? Sans doute mes correspondants n'ont-ils pas gardé de leur enfance une grande valise blanche bourrée de lettres et toutes mes lettres ont certainement été détruites par le temps. Et c'est tant mieux.

Pourtant, aujourd'hui, j'ai eu envie de retrouver Audrey. Pour savoir ce qu'elle était devenue. Pour lui dire peut-être que j'avais gardé d'elle des lettres très intimes de son adolescence. En regardant sur Internet, j'ai retrouvé sa trace là où je l'avais perdue : en Australie. Sa dernière lettre a été en effet envoyée de Sidney, il y a dix ans. C'était la seconde étape, après les îles Fidji, d'un tour du monde qu'elle avait décidé de faire à la fin de ses études. Internet m'a dit qu'aujourd'hui Audrey a changé de nom prenant sans doute le nom de son mari australien et qu'elle travaille dans l'informatique. Vais-je oser lui écrire ? Et pour lui dire quoi ? Que j'aimerais bien parfois voir dans ma boite aux lettres des enveloppes venues du bout du monde ?

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