Jeudi 22 mai 2008

 

Celle que j'ai été

Hier matin, j'ai pris le train de 8h06 pour Évaville. Rendez-vous professionnel. On dira comme cela, pour faire important. Hormis un passage éclair l'été dernier, je n'avais pas mis les pieds depuis juin 2003 dans cette ville où j'ai habité pendant trois ans.

Pour me rendre à mon rendez-vous, j'avais mis dans mon sac un bloc de papier, un stylo publicitaire à l'effigie de la boite où je travaille, un catalogue des livres en vente, et puis aussi un roman et trois petits abricots en cas de creux pendant le voyage. Je suis montée dans le train au nom poétique d'une fleur d'eau et je me suis installée sur une banquette de velours vert, près de la fenêtre. Aussitôt, je me suis plongée dans mon roman. Mon roman était médiocre, mais facile à lire, comme tous ces livres contemporains où les paragraphes ne font que trois lignes et où les pages ont trop de blanc pour respirer. Cela me donnait un prétexte pour ne pas lever les yeux de mon bouquin, une occupation à mon esprit pour ne pas lui redonner un coup de mémoire. Je n'ai pas regardé la banlieue parisienne s'étirant autour des rails. Je n'ai pas vu les graffitis sous les ponts, les petites maisons aux toits de briques alignées sous ma fenêtre. Je n'ai pas vu non plus l'air épais et gris de Paris qui s'éloignait. Mais évidemment, au bout d'une demi-heure, j'ai quand même levé les yeux. Et évidemment j'ai vu. Évidemment, j'ai tout revu.

La campagne verte qui filait sous le printemps. Les champs de blé en herbe. Le ciel bleu trop large à l'horizon. Et puis aussi les villages anonymes et les bois au milieu des champs.

Évidemment, je me suis rappelée de tous les voyages en train que j'avais faits dans cette vie d'autrefois où j'habitais à Évaville. A cette heure-là, il était rare que je fasse le trajet dans ce sens-là. Lorsque j'allais de Paris à Évaville, c'était généralement le dimanche en fin d'après-midi. La campagne était un peu moins claire, un peu moins riante sous le soir tombant. J'avais à mes pieds une boîte en plastique dur avec un chat noir et dans la sacoche à mes côtés dépassaient, à côté de mes bouquins, un tas de copies quadrillées remplies d'écritures bleues. Dans mon sac à mains, il y avait un stylo à feutre rouge. Et un carnet vert avec des notes sur 20 notées au crayon dans des colonnes.

Hier, dans le train, dans la rangée à côté de la mienne, était assis un couple de Japonais. Un arrêt avant la gare d'Évaville, la jeune Japonaise s'est levée, inquiète. Avec un accent marqué, elle a demandé en français : "est-ce ici qu'il faut descendre pour Évaville ?" Je n'ai pas eu le temps de répondre. Une voix derrière moi l'avait déjà fait pour moi. Pourtant, je connaissais la réponse. Combien de fois ai-je pris cette ligne durant ces trois années, commençant à plier bagages dès que j'arrivais à cette ultime station avertissant que le terminus était tout proche ?

J'étais montée en tête de train pour arriver plus vite au bout du quai. Lorsque je suis arrivée dans la gare, j'ai tout de suite vu combien elle avait changé : un plafond de verre a désormais remplacé la grisaille de béton. Évaville est presque devenue une ville moderne. Presque. Je me suis un peu perdue dans la gare encore en travaux, mais j'ai vite reconnu la grande rue piétonne. Et tout le reste. Je ne voulais pas penser à hier. Mais à chaque pas était associé un souvenir. Le tramway est passé devant moi et je me suis rappelée ce bruit sourd si connu. Devant le magasin de fringues à l'angle de l'avenue, je me suis revue faisant la queue dans la petite boutique bondée le premier samedi de l'ouverture des soldes. En passant devant le café où les tables étaient disposées en terrasse, je me suis revue devant une tasse de café avec mes collègues de l'École des profs. Plus loin, j'ai retrouvé l'agence immobilière dans laquelle nous étions entrés avec mon père, une chaude journée du mois d'août pour visiter des appartements. Curieusement, c'était les souvenirs des premiers jours à Évaville qui me revenaient en mémoire avec le plus d'acuité. Comme si ma mémoire avait surtout retenu du passé les débuts de la vie évavilloise et perdu tous les mois suivants dans le brouillard de l'oubli.

Je n'aime pas me souvenir. Je n'aime pas piétiner. Je n'aime pas la mémoire quand elle ne semble être là que pour rappeler que le temps passe que le temps meurt inexorablement. Et ceux que j'aime avec.

Hier, je marchais dans les rues d'Évaville. C'était un matin ensoleillé. La plupart des magasins ouvraient à peine leurs portes. Et moi je me prenais en pleine figure l'image rêvée d'une jeune femme que j'avais oubliée. Je n'étais plus sûre de rien et surtout pas du fait que j'avais été pendant trois ans cette jeune prof débutante mutée dans cette petite ville de province. Que reste-t-il de ces trois années évavilloises ? Un lourd souvenir de solitude. Une solitude qui n'était souvent pas douloureuse, mais qui était là, très présente dans l'absence qui habitait cette vie.

Je ne connais plus cette jeune femme que pourtant j'ai bien dû être. Je sais que j'ai vécu à Évaville pendant trois ans. Je sais que j'ai été professeur dans les lycées des alentours. Je sais que j'ai habité dans ce petit appartement sous les toits et les colombages qui avait vue sur la cathédrale. Je sais tout cela car cela fait partie de ma biographie. Mais je ne sais plus qui a été cette fille qui aujourd'hui n'existe plus. Je ne me reconnais plus en elle. Je sais par une construction de la raison que je suis celle que j'ai été, mais émotionnellement ce n'est plus moi. Plus encore, je n'arrive pas même à vraiment comprendre comment cette fille a pu être moi.

Chiotte de temps, chiotte de vie. Qui gonfle le passé de façon démesurée et détruit les êtres. Je ne serai plus jamais une jeune prof évavilloise. Plus jamais. Même si je revenais là-bas et reprenais mon ancien métier. Je serai toujours autre que celle que j'ai été. La fille que j'étais n'existe plus que dans un souvenir, et avec lui dans les mots d'un journal et les images d'une mémoire emmêlée.

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