Jeudi 23 avril 2009

Très fort

Je ferme mes yeux très fort. Mes paupières papillonnent sous l'effort de la pression. Je me répète "Surtout, ne pas se réveiller, ne pas se réveiller, ne pas se réveiller". Mais la lumière du jour passe sous la fine membrane rose de mes paupières. Ma conscience se réveille. Et mon corps reprend vie. Les rêves sont terminés. Il faut se lever et affronter la nouvelle journée.

Je ferme mes yeux très fort. Je me concentre sur mes souvenirs. A plein coeur, je rapatrie dans ma mémoire mes émotions, mes sensations - et avec elles, les images de mon voyage asiatique. Je me répète "Surtout, ne pas se réveiller, ne pas revenir au quotidien, étirer le temps du rêve au-delà de la réalité". Mais le quotidien filtre à travers ma mémoire qui, au fil des heures, s'envole et vient recouvrir la fine couche de mes souvenirs. J'ai quitté l'Extrême-Orient il y a deux jours. Et déjà, que me reste-t-il de ce voyage ? Des couleurs éclatantes, des pétales roses qui s'emmêlent dans les cheveux, la surprise émerveillée de l'inconnu, du "pas pareil". Et puis aussi cette lourde fatigue des heures en décalage qui pèsent dans mon corps encore endolori par le long trajet en avion. Et puis quoi encore ? La mémoire est assassine. Elle emmêle les souvenirs, les malmène et se démène avec le temps qui efface tout. Déjà, j'ai oublié la succession des jours. Déjà, je mélange les lieux la Corée, le Japon, ces deux pays visités à la suite se confondent dans ma tête. Déjà, j'ai perdu l'acuité du présent qui ne se sait plus se faire autre chose que passé.

J'écris ces mots aujourd'hui. Mais je sais les avoir déjà écrits mille fois. A chaque retour de voyage, c'est la même chose. La réalité est une lourde vague qui vient emporter sur son passage tous les souvenirs et, en le secouant et les inondant sous la pression du présent, vient les estomper, les effacer doucement en les transformant en sensations lointaines et étrangères à soi-même.

Je ferme mes yeux très fort. Je suis assise dans la petite gare d'Andong, au dernier rang de la salle d'attente qui ressemble à un salon de télévision. Sur les sièges sont assis des vieilles personnes qui ont les yeux rivés sur le feuilleton qui défile sur l'écran. A côté de moi, il y a une vieille dame qui me regarde. A côté de moi, il y a une vieille dame qui sort de son sac un drôle de rectangle vert et élastique, jamais vu, totalement inconnu, mais dont je comprends qu'il se mange. La vieille dame me tend la chose verte comme un présent. Elle me sourit. Elle me parle. Je ne comprends rien. Alors je souris moi aussi. Et elle me répond dans sa langue que je ne connais pas. Comment était le visage de la vieille dame ? Je cherche dans mes souvenirs. J'ai oublié. Quel était le goût de cet étrange met gélatineux ? Je passe la langue sur mes lèvres. Mais il n'y a rien d'autre que des sensations déjà perdues. J'ouvre les yeux. Je suis ici et maintenant. Pourrai-je jamais retrouver ce souvenir de voyage ?

Je ferme mes yeux très fort. Je suis dans la montagne, au pied d'un Bouddha géant gravé dans un rocher.

 Je ferme les yeux toujours. Je marche au milieu des cerisiers roses qui pleurent doucement dans le ciel.

Je ferme les yeux encore. Je suis au pied d'un volcan et je regarde le soir qui se couche.

Mais qu'ai-je pensé ? qu'ai-je ressenti ? Comme c'est difficile de mettre des mots après coup sur ce qui s'est vécu en deçà du langage ! Comme c'est difficile de remettre ses souvenirs à l'endroit et de donner une voix à leur mutisme !

Je ferme mes yeux très fort. Mon voyage asiatique est au fond, tout au fond de ma mémoire. Ne le réveillez pas trop vite... Attention, il va s'éteindre. Attention, il va s'effacer. Déjà.

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