La femme liquide
Depuis quelques jours, je ne sais plus tout à fait qui je suis. Je suis devenue une femme liquide. Ça coule de partout. Du lait, des larmes, du sang. C'est maintenant, quinze jours après la naissance de la Sardine, que je perds les eaux. Lorsque je sors de la douche le matin, l'eau ruisselle le long de mon corps, quelques gouttes s'attardant sur mon ventre encore un peu flasque. Puis une goutte de lait tombe sur le tapis rouge. Vite, un mouchoir. Je coule, je coule de partout. Rien ne peut contenir ce flux humide qui sort de moi.
La Sardine est réveillée. Je vais dans sa chambre, me penche sur son petit lit. Elle ouvre ses grands yeux bleus et me regarde. Que voit-elle de la femme liquide qu'on nomme sa maman ? Il y a de petites larmes aux coins de ses paupières. Elle aussi a-t-elle hérité de ces flux aqueux ? Elle agite ses petits bras, ses petits pieds dans tous les sens. C'est la colère, celle qui vient du ventre et qui hurle "j'ai faim !" Je prends la petite dans mes bras, la pose contre mon sein. Mais la Sardine s'énerve, s'impatiente, continue de crier. Elle a faim, mais la nourriture dans le sein n'arrive pas assez vite. Des gouttes de lait tombent. Des gouttes perdues, des gouttes pour personne. Mon ventre est tout mouillé et la couverture en patchwork toute tachée. Voilà des jours que la Sardine ne veut plus de mon sein. Elle lui préfère le biberon – l'embout plastique et arrondi, qu'il suffit de téter paresseusement pour le voir se remplir de bon lait. Une goutte vient rejoindre la tache sur la couverture. C'est une goutte salée, sans odeur ni couleur. Une larme. À bout, O. va dans la cuisine et ouvre le frigo pour sortir un biberon. À l'intérieur du plastique, c'est le même lait que celui qui s'écoule de moi. Mais de celui-là, la Sardine en veut. Comme s'il était différent. J'essuie mes yeux et j'essaie de chasser les mauvaises pensées – celles qui me disent que ma fille ne veut pas de tout ce qui vient de moi.
La Sardine s'est endormie contre mon épaule. Je murmure à son oreille : bon hebdoversaire, tu as deux semaines tout juste. Je ferme les yeux, moi aussi. Ne plus penser, ne plus angoisser. Ne plus écouter peut-être toutes ces voix qui parlent autour d'elle et moi. Puéricultrice, sage-femme, pédiatre, ostéopathe... toute la kyrielle de spécialistes, de ceux qui savent – qui savent mieux que moi assurément. Ils parlent de tous les côtés, sans s'écouter. Ils disent, Elle a perdu trop de poids, il faut qu'elle grossisse. Ils disent, Réveillez-là toutes les trois heures, même la nuit. Ils disent, Mais non, ne réveillez pas un bébé qui dort pour le faire manger. Ils disent, Utilisez les bouts de sein en silicone, ce sera plus facile. Ils disent, Arrêtez au plus vite les bouts de sein, cela lui donne une mauvaise habitude de succion. Ils disent, Continuez à tirer votre lait et à lui donner. Ils disent, Passez au lait artificiel. Et puis ils disent encore, Il faut qu'elle grossisse, sinon c'est les urgences.
J'ai mal à la tête. Je ne sais plus rien. Je suis la femme liquide qui espère bientôt retrouver une surface un peu plus solide sur laquelle s'accrocher pour ne pas couler.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. |