Histoire de la princesse qui n'avait pas d'histoire |
Dimanche 4 mars 2001
Je suis montée ce matin dans le grenier qui est au-dessus de mon appartement. Voilà des mois que je voulais visiter le lieu. J'ai toujours été fascinée par ces vieux endroits, véritables réserves de surprises et de souvenirs. Et je n'ai pas été déçue. C'était un vrai grenier de grand-mère, avec de vieux chapeaux dans les armoires poussiérées et de vieux portraits entassés sous les soupentes. Tout d'un coup, j'ai trouvé au fond d'une malle un manuscrit sur un papier tout jauni. L'écriture était une fine graphie violette, comme on en trouvait sur les cahiers de nos grands-pères. J'ai descendu chez moi les quelques feuillets et me suis installée pour les déchiffrer. Je les ai recopiés ici pour vous les faire découvrir... C'est apparemment un conte de fées...
Il était une fois une gentille et jolie princesse qui vivait dans un grand
et beau château dans une verte et printanière campagne. Son père était un
roi qui n'était pas très riche, mais qui était aimé de tous ses sujets. Sa
mère oubliait souvent d'être reine et préférait être maman et elle passait
ses journées à préparer des crêpes à sa fille, la Princesse. Bref, tout le
monde était heureux. Le roi aimait sa fille, sa femme et son royaume
(verdoyant). La reine aimait sa fille, son mari et ses crêpes (au chocolat).
Les sujets aimaient le roi, la reine, la princesse et les crêpes de la reine
(mais seulement celles à la confiture de mûres). La princesse aimait le roi,
la reine, et les crêpes (au chocolat mais aussi à la confiture de poires).
Bref vous avez compris. Tout le monde aimait tout le monde. Et ceux qui
n'aimaient personne, s'aimaient tout de même eux-mêmes, ce qui n'était pas
si mal. C'était le meilleur des mondes possibles. Le roi avait lu le
philosophe Leibniz, et disait que son royaume avait été créé par Dieu grâce
à sa suprême volonté. En souvenir, il avait appelé son royaume
Monade-land.
Seulement voilà. La princesse (appelons là Eva - au hasard), au milieu de
tout cet amour heureux, était très triste. C'était une belle et poétique
tristesse. Mais c'était une tristesse tout de même. La princesse Eva
s'ennuyait : elle se barbait, elle s'embêtait, elle se rasait, elle se
lassait. Elle s'emmerdait, quoi. Elle passait ses journées à soupirer, la
larme à l'oeil : "J'ai des parents qui m'aiment et j'ai des crêpes à tous
les repas, mais je n'ai pas d'histoire. Une crêpe ne remplace pas les
aventures. Je n'ai rien à vivre, rien à sentir, rien à découvrir." Elle
connaissait la célèbre maxime tolstoïenne devenue proverbe : "les gens
heureux n'ont pas d'histoire". Et elle était malheureuse d'être aussi
heureuse. Elle aurait voulu pouvoir transformer sa vie en roman, et ses
rêves en poèmes. Mais, comme rien ne lui arrivait (à part la fournée
quotidienne de crêpes), les pages de son journal intime restaient aussi
blanches que les neiges de l'Alaska et son coeur aussi glacé que les
banquises du Groenland. Elle avait tout, mais parfois la plénitude ne
remplit pas une âme. Elle n'avait plus rien à espérer, mais parfois l'espoir
nourrit les imaginations ternes et asséchées. Dans l'abîme de l'ennui
innommable qui l'épuisait, elle se cherchait en vain une histoire.
Un jour, la princesse décida solennellement que son ennui profond ne pouvait
plus continuer de la ronger et elle pensa qu'il fallait quitter le château
de son enfance. Elle se dit intérieurement : "Je décide solennellement
que mon ennui profond ne peut plus continuer de me ronger", ajoutant
d'un ton assuré : "Je vais quitter le château de mon enfance". Le
lendemain, après avoir dit adieu à son père le roi, embrassé sa mère la
reine, et entassé au fond de son sac à dos une provision conséquente de
crêpes au chocolat en poudre (plus pratiques pour le transport), elle s'en
alla
sur les routes. Bientôt, elle fut loin du royaume de Monade-land. Elle
parcourut des chemins caouteux, rocailleux, sableux, mouvants, bitumeux.
Elle traversa des mers salées, déchaînées, chavirées, mazoutées. Elle vola à
travers des airs ensoleillés, musicalisés, bleutés, ennuagés. Après avoir
égrainé des milliers de kilomètres, elle décida un beau jour d'automne
qu'elle était fatiguée. Elle avait épuisé sa réserve de crêpes. Elle se
rendit compte qu'elle ne pouvait plus continuer son existence errante. Et
elle se sédentarisa. Elle regarda autour d'elle. Elle était dans une petite
ville avec un beau fleuve et une grande cathédrale. La ville était froide et
inconnue. Mais elle se dit que désormais ce serait sa ville - un point c'est
tout. Elle trouva une petite maison qui lui rappelait le vieux château de
ses parents. Elle s'acheta un petit four rouge, de la farine et du lait et
se mit à faire des crêpes, affamée qu'elle était par la nostalgie
maternelle. Toute occupée à ses crêpes, elle oubliait de penser, donc elle
oubliait d'être malheureuse et de s'ennuyer. Mais un matin, la farine
manqua. Elle comprit qu'il lui faudrait désormais travailler pour pouvoir
continuer à manger des crêpes. Comme elle ne savait rien faire du tout, elle
se dit qu'elle allait apprendre à des jeunes gens ce qu'elle-même avait
appris, alors qu'elle était princesse. Elle enseigna les principes
métaphysiques des monades divines de Monade-land, montra la beauté de la
pensée crêpière, théorisa les fondements de la politique évalienne. Mais
aucun jeune de la Maison Poulpienne (c'était le nom de l'établissement où
elle prodiguait son savoir) ne s'intéressait à ce qu'elle racontait. Tous
préféraient mâcher du chewing-gum plutôt que de déguster les crêpes
raffinées qu'elle confectionnait consciencieusement avec finesse et
intelligence. La princesse
exilée dut avouer l'échec de son voyage. Elle était partie en quête
d'aventures pour se faire une histoire. Mais, malgré les kilomètres qu'elle
avait parcourus et les années qui s'étaient écoulées, elle n'avait
toujours aucune histoire. Sa vie était plate et insipide. Les pages de son
journal intime étaient toujours aussi vides, sauf que désormais elles
étaient noires - aussi noires que les mines de charbon du Nord et que les
visages des enfants du Sud. Son ennui était tout aussi profond que celui de
son enfance, sauf que désormais en plus de cela il était tâché par la
houille et maculé par la solitude. Pour consoler sa lassitude, elle décida
de co-habiter avec une panthère noire qu'elle avait rencontrée près de la
Maison Poulpienne. La panthère était noble et majestueuse, féline jusqu'au
bout des pattes. Elle dévorait les crêpes d'Eva avec délectation, et c'était
une joie pour la princesse triste de partager un tel appétit de vivre, tout
animal qu'il était. Mais les caresses de la tendre panthère noire ne
suffisait pas à combler le vide de l'Ennui profond de la princesse. Celle-ci
retomba vite dans son silence. Elle n'avait toujours pas d'histoire.
Toujours rien ne se passait. Enfin, un beau jour, l'histoire, enfin, se
mit à s'écrire dans le livre de sa vie...
La princesse était en train de confectionner une nouvelle recette de crêpes
au chocolat vert (une invention à elle, à base de choux de Bruxelles,
destinée aux personnes soucieuses de leur ligne). Soudain, un grand fracas
s'entendit dans la cheminée. La princesse, effrayée, les mains pleines de
farine, accourut vers la cheminée. Cela faisait des années qu'elle ne
fonctionnait plus, parce qu'on était au XXIème siècle et que depuis belle
lurette il n'y avait plus de bois nulle part, la forêt d'Amazonie ayant été
décapitée. La panthère noire de la princesse, qui aimait bien jouer au chien
de garde, était déjà devant la béance obscure. Toutes les deux penchèrent la
tête vers le trou. On n'y voyait rien. Il y faisait tout noir. Tout d'un
coup, un peu de charbon qui restait de la vieille époque se mit à bouger.
Eva et la panthère ouvrirent de grands yeux. Un individu s'extirpa des
cendres et de la poussière et posa un pied sur le tapis près de la cheminée.
Aussitôt le félin, qui faisait bien son boulot canin, serra les crocs sur la
masse humaine qui sortait péniblement de la pénombre. La princesse, plus
pragmatique, dégaina le manche de l'aspirateur, prête à parer le violent
assaut de la Saleté. Mais, alors que les deux héroïnes étaient prêtes à
éliminer l'ennemi, la forme noire se mit à parler. Sa voix contrastait avec
l'aspect obscur de la masse informe : elle était douce et suave, aussi
tendre que la pâte à crêpes de la Reine de Monade-land. Les oreilles de la
jeune femme furent charmées. La musique vocale qui s'échappait de la
cheminée procurait à Eva l'extase d'un plaisir unique et absolu.
S'habituant enfin à la pénombre de la forme impromptue, la princesse put
distinguer une bouche rose. C'était donc de cet organe incomparable que
jaillissait les notes envoûtantes. Les yeux de la princesse fixèrent les
lèvres. Sa bouche, enfin, fixa la bouche divine. Le baiser - car c'en était
un - dura dix-huit minutes et cinquante-sept secondes (la ponctualité est
une vertu dans le royaume monadien). Pendant ce temps, la panthère qui,
malgré l'ébène de sa fourrure, n'aimait pas le noir, se mit à lécher avec
application la forme qui s'était échappée de la cheminée.
Lorsque les lèvres de la princesse se décollèrent enfin, elle put voir que
c'était un beau, et grand, et tendre, et musclé, et intelligent, et
affectueux, et aimable jeune homme qui portait sur son visage ces lèvres à
la musique si féerique. "Oh, que vous êtes
beau-et-grand-et-tendre-et-musclé-et-intelligent-et-affectueux-et-aimable,
Monsieur !", s'écria la princesse, à bout de souffle devant une apparition
si éclatante. L'homme, qui était modeste, se mit à rougir. Le rougeoiement
de
ses joues rappela derechef à la princesse le vermillon de la confiture de
mûre des crêpes de son enfance. Elle avait trouvé l'Amour.
"Marions-nous !", susurra-t-elle, à l'oreille de l'homme. "Mais
non, pacsons-nous, puisque nous sommes au XXIème siècle !" La princesse
fut d'accord, et la panthère aussitôt apporta le contrat de pacs. La
princesse signa, les doigts tremblants de joie et de bonheur. Mais, au
moment d'apposer son nom au bas de la feuille, l'homme, soudain, pâlit. Son
visage, si rose l'instant d'avant, avait désormais la blancheur d'un sac de
farine de blé. "Nous ne pouvons pas nous pacser, s'écria le jeune
homme décomposé, je n'existe pas dans la réalité :
je ne suis qu'un personnage de fiction. Je suis né de l'imagination de la
fée littéraire. L'imaginaire ne peut
s'unir à la réalité. Ce sont deux mondes différents et antagonistes." La
princesse
pâlit à son tour. Sa peau, naturellement soyeuse, ressembla à de la farine
de maïs en grumeau. "Par Zeus '(la princesse avait lu les tragédiens
grecs), qu'allons-nous faire ?".
Les deux amants pleurèrent à chaudes larmes. Leur chagrin était si humide
que bientôt le liquide lacrimaire envahit toute la ville. Le fleuve se mit à
déborder, plongeant tous les habitants dans la panique. L'inondation fut
totale. L'eau envahit les terres, combla les mers, se mélangea aux nuages en
les crevant. Le déluge détruisit près de la moitié de la surface de la
planète. La princesse et son amoureux, aveuglés par leur malheur, ne
voyaient rien de la catastrophe qu'ils avaient provoquée. Bercés par leur
tristesse, ils se laissaient glisser doucement au gré des vagues salées, ne
se souciant pas même d'aider les casques bleus de l'ONU qui étaient venus
porter secours aux populations noyées sous le désastre, ni non plus ne
portant intérêt aux envoyés spéciaux de CNN qui leur réclamaient des
interviews.
Un beau matin, ils se rendirent soudain compte que les eaux les avaient
menés jusqu'au royaume de Monade-land. La jeune princesse, reprenant ses
esprits, courut dans les bras de son père le roi. "Que faire, père ?
Partout règne le mal et la souffrance, et nous ne pouvons pas lutter
contre le malheur !". Le Roi ne savait que faire. Aussi dépité que
sa fille, il eut malgré tout une fabuleuse idée : "Allons consulter maître
Gottfried, dit-il aux amants, lui seul saura comment retrouver le
bonheur." Le sage, qui était très vieux, ouvrit le grand livre de la
Monadologie. "Le mal concourt au bien, dit-il. Si tu
souffres, Eva, c'est pour te faire une histoire. Ta douleur a un sens : elle
te donnera les mots qui te feront écrire, elle t'offrira les phrases qui te
feront vivre. Dieu n'a pas voulu vous séparer. En vous donnant cette
épreuve, il a voulu vous rapprocher. Du malheur naît le bonheur."
L'oracle de Gottfried se voulait rassurant, mais Eva ne savait comment
sortir de son malheur. La princesse se mit à réfléchir. Le Jeune Homme A la
Bouche d'Or se mit à réfléchir. Le roi et la reine se mirent à réfléchir.
Les casques bleus et les journalistes se mirent à réfléchir. La panthère,
qui avait accompagné
les amants, aussi se mit à réfléchir. Et c'est elle qui trouva la solution :
Les paroles de la panthère étaient sages. La princesse, qui les avait
écoutées avec attention, arrêta de pleurer et on put enfin finir d'éponger le
royaume (cela tombait bien car le magasin qui vendait des serpillières
étaient en rupture de stock). Eva prit un stylo et une belle feuille de
papier. Elle écrivit pendant sept jours et sept nuits. Au matin de la huitième
journée, son oeuvre était achevée. Elle avait créé un monde de toute pièce.
Un monde où tout était possible. Un monde où les aventures se succédaient
sans jamais s'épuiser. Un monde où le rêve et la réalité pouvaient vivre
dans la vertu et l'amour sans être ni pacsés ni mariés. Un monde où le
bouche à bouche était sans fin.
C'est ici que l'histoire de la princesse de Monade-land se termine : dans
l'enchantement d'un début qui jamais n'en finira de commencer. La princesse
et le Jeune Homme A La Bouche d'Or (qui se faisait appeler par ses
initiales - JHABO) vécurent ensemble pour la nuit des temps, parmi les
crêpes au sucre et les enfants de la panthère noire. La princesse ne cessait
de raconter des histoires au coin de la cheminée. L'Ennui avait disparu. Ne
régnait plus que la Poésie (celle d'Eva) et la Musique (celle de JHABO). La
Réalité avait réussi à inventer l'Imagination.
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