Déraisonnable
Ma mère dit, Quand même, ce n'est pas raisonnable de partir si loin, avec un bébé si petit ; l'avion, le décalage horaire, les moustiques, et puis vous allez tout le temps bouger d'un endroit à l'autre ; non, vraiment ce n'est pas raisonnable, tu devrais en faire moins... Ma mère dit tout ça et moi je l'écoute d'une oreille en me demandant si je dois culpabiliser, ou bien regretter, ou même tout annuler. Et puis je me reprends. Non, quand même, Maman, le Canada, ce n'est pas le bout du monde ; et puis, il y a plein de bébés qui prennent l'avion à quelques jours, alors 5 mois ce n'est pas si petit ; et on ne part pas à l'aventure, tout est réservé et là bas on sera dans la famille... Je multiplie les arguments. En vain. Ma mère pense que sa fille est une baroudeuse sans raison qui va chercher des soucis à l'autre bout de la planète. Et moi, au contraire, je pense que ce qui aurait été déraisonnable, cela aurait été de renoncer à ce voyage pour de mauvaises raisons (elle est trop petite, il y a trop de bagages, c'est trop loin, c'est trop compliqué) et d'aller s'entasser sur une plage de France, comme si c'était mieux et plus facile de faire comme tout le monde. Ce qui n'est pas raisonnable, c'est de renoncer à une partie de sa vie parce qu'on a un bébé. Ma mère ne comprend pas. Elle ne comprend pas que ce voyage, c'est un peu comme un défi, un défi pour se prouver qu'un bébé n'empêche pas de voyager, découvrir, bouger, rêver.
Ce matin, sous la douche, je me répétais tout cela. Je mettais sur une balance imaginaire le poids supposé de la Raison et celui de la Déraison. Et puis j'imaginais ma petite Sardine dans quatre ou cinq ans. Je l'imaginais dans une cour d'école discutant avec ses camarades, petite fille un petit peu prétentieuse bombant du torse. Elle dira peut-être à ses copines, Oui, moi j'ai un passeport et même que j'ai pris l'avion quand j'étais tout bébé ! Et ses copines la regarderont avec envie peut-être, ou bien avec incrédulité. Sous la douche toujours, j'imaginais aussi ma Sardine dans deux ou trois ans. Dans une tente en pleine nature, coincée dans un mini sac de couchage entre ses deux parents. Ou bien faisant griller des chamalows sur un feu improvisé, avec son Papa à côté s'écriant "Attention Juju, tiens bien la brochette et ne t'approche pas trop près du feu !" Ou bien dans une petite roulote tirée par le vélo de son Papa, sortant la tête en souriant et disant peut-être "Allez, Papa, pédale plus vite !" Ou bien dans dix ans, au sommet d'une montagne, lorsque je lui dirai : "Je me souviens comme si c'était hier de ta première randonnée. C'était dans une forêt du Québec et je te portais contre mon ventre, dans le porte-bébé. On n'a pas vu d'ours, mais tu regardais partout, tournant la tête pour mieux voir les grands arbres qui t'entouraient !"
Je voyais tout ça sous la douche ce matin. Et je me disais que non, décidément, les vacances avec un enfant, cela ne pouvait définitivement pas être déraisonnable.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. Il y a douze ans. |