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Orly, hall d'embarquement - 11 heures C'est étrange. Je me sens comme avant un examen, dans cet état indistinct mêlé d'hyper-conscience et d'automatisme. Etat paradoxal par excellence. Hyper-conscience car tout est si différent de d'habitude, si inédit que mon sentiment d'exister est démultiplié. Mais automatisme car depuis ce matin ma capacité de décision est endormie : je vais là où on me dit d'aller, je suis les flèches indiquées sur les tableaux, sans vraiment comprendre ce qui se passe.
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D'ailleurs, tout est touchant depuis ce matin. Est-ce parce que je ne suis pas dans une situation habituelle, perdue dans cet état d'incertitude fondu dans l'excitation, que je ne vois plus les choses et les gens tels qu'ils sont ? En tous les cas, je suis mille fois plus que d'ordinaire attentive à ce qui se passe autour de moi, comme si le spectacle avait déjà commencé avant même d'arriver à destination… Ces deux jeunes hommes portant tous deux un sac "Cerrutti", qui ont eu un instant de panique lorsque je leur ai dit par erreur en gare d'Orlyville que c'était là qu'il fallait descendre pour l'aéroport… Ce petit gamin métisse, d'à peine trois ans, avec son petit sac à dos bleu et une vieille peluche jaune toute râpée dans les bras, aussi silencieux et calme que sa maman était bavarde et énervée… Cette dame "j'aime-qu'on-me-remarque" qui a dit au-revoir à son fils adolescent et à sa mère à grand bruit et qui a ensuite resquillé une dizaine de places dans la file d'attente du contrôle…
En fait, tous ces gens sont dans la même situation que moi. En attente, tendus vers un inconnu qui fait peur et qui rend heureux en même temps. Ces familles autour de moi qui embarquent pour Pointe-à-Pitre n'ont rient de commun avec ces hommes d'affaires qui, tout à l'heure, prenaient leur carte d'embarquement aux bornes électroniques. Non, là, il y a cette excitation d'un voyage sinon hors du commun, du moins en dehors du quotidien.
Je relis ce que j'écris et je souris. Au fond, je suis incapable d'écrire objectivement et de dire tout ce que je vois. Tout ce qui est autour de moi apparaît comme un prolongement de mon état d'âme et, presque inconsciemment, j'accorde à autrui des sensations qui ne sont rien d'autres que les miennes. Seulement les miennes.
Dans l'avion - 16 heures Nous venons de passer au-dessus de Nantes. On voyait distinctement la côte bretonne, comme si c'était le dessin d'un planisphère que l'on survolait, et non pas une terre réelle où vivent des hommes. C'est pratique, il y dans l'avion un système de GPS diffusé sur les écrans, si bien que l'on peut suivre seconde par seconde tout le trajet effectué. Voici donc quelques informations numériques : · Paris-Pointe A Pitre : 7656 km · Vitesse de croisière : 900 km/h · Température extérieure : - 52° C · Altitude : 11400 m |
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Mon avion a finalement atterri à 19 heures, heure locale. En attendant mes bagages, je scrutais les visages derrière la vitre séparant les voyageurs des gens venus les accueillir, à la recherche d'un sourire ressuscité de ma petite enfance. J'ai fini par rencontrer ce sourire après le passage du contrôle. Je ne peux dire si Map correspond à la petite fille de ma mémoire et si elle a changé ou pas. On ne peut comparer une image indistincte et métamorphosée par les années avec une présence de chair et de sang dans l'instant de la rencontre. Ce que je peux dire avec certitude, c'est que Map est une jeune femme ouverte et pleine de vie, équilibrée et sympathique, que j'ai eu rapidement fait de considérer comme une vieille amie -ce qu'elle est en un sens. Une heure après notre rencontre, nous parlions de la meilleure forme de maillots de bain deux-pièces, comme s'il n'y avait pas eu quinze ans de silence entre nous.
Nous avons fait la route en voiture jusqu'à Vieux-Fort, petite ville pavillonnaire, à l'extrême pointe de l'île. Elle habite le rez-de-chaussée d'une grande maison dans laquelle ses propriétaires vivent. Il y a une magnifique vue sur les Saintes et l'habitation se trouve au pied d'un beau jardin.
Mais en vérité, ce soir là, je n'avais encore rien vu de tout cela. Il faisait nuit noire (le jour tombe à 18 heures, ici, et se lève à 6 heures le matin, car nous sommes tous proches de l'Equateur). La soirée se serait très bien passée si la Miss Catastrophe que je suis n'avait pas trouvé le moyen de s'enfermer dans la salle de bain. Il a fallu près d'une heure de bricolage maladroit de la poignée et l'aide des propriétaires de Map pour m'en sortir. J'ai eu beau ne pas paniquer et garder mon calme dans la petite prison que je m'étais constituée, j'ai eu le sentiment profond d'être stupide, mais heureusement j'étais trop fatiguée pour m'en rendre compte (il était tout de même plus de quatre heures du matin à l'heure de mon corps lorsque nous avons joué les Mac Giver !).
Pendant les trois heures que j'ai arpenté à pieds Basse-Terre, j'ai pu me rendre compte un peu de la constitution de la ville. Je me suis baladée dans le marché de la rue de la République, étonnée à la vision de fruits et de légumes que je ne connaissais pas et sur lesquels je ne pouvais pas mettre de nom. Je suis ensuite entrée dans la cathédrale Notre-Dame de la Guadeloupe, petite église datant du XVIIIème siècle, sans prétention, mais fréquentée par les Guadeloupéens qui semblent ne pas hésiter à venir y passer quelques instants pour prier dès qu'ils passent devant. Je suis aussi montée jusqu'au Fort Louis-Delgrès qui porte le nom d'un mulâtre militaire et républicain qui défendit les Indiens caraïbes contre les Anglais, mais surtout qui s'engagea aux côtés des anti-esclavagistes contre la volonté bonapartiste de rétablir l'esclavage (interdit par la Seconde République, en 1848).
En tous les cas, me promener seule, avec mes cheveux blonds, ma peau très blanche et mon appareil photo, au milieu de Noirs, certes plus indifférents que virulents, m'a donné le sentiment restrictif de n'être qu'une petite touriste - une "Métro" (Métropolitaine) comme les Guadeloupéens appellent les Blancs qui viennent de la Métropole. C'est une impression étrange de se sentir trahie en quelque sorte par la seule couleur de sa peau. Je veux dire que mon seul air et mon habillement trahissent à eux seuls sinon mon identité, du moins mon origine et mon état. Ce décalage entre les autochtones et moi est d'autant plus important que Basse-Terre est une ville peu touristique, qui garde donc un côté très "typique". En général, les touristes ne prennent guère le temps de descendre en Basse-Terre, moins aménagée et plus sauvage que la Grande-Terre (toute la partie nord de l'île). Seule Blanche dans un pays noir… peut-être ai-je là approché a contrario le sentiment désagréable qu'ont les Noirs lorsqu'ils viennent en Europe et se retrouvent en infériorité numérique, exilés dans un pays dans lequel ils ne se reconnaissent pas tout à fait.
Vers midi, Map est venue me chercher et nous avons rejoint Mado, une amie de Map. Nous avons roulé vers la côte ouest, celle qui borde la mer des Antilles et qu'on appelle "sous le vent", route montagneuse et tout en lacets, pour aller déjeuner dans un petit restaurant sur une plage, à Vieux-Habitants. J'ai dégusté mon premier repas créole : des acras, dont Map est déjà gavée, car, paraît-il, ces petits beignets de morue sont servis à presque tous les repas en entrée ; et aussi des ouassus - c'est-à-dire de grosses crevettes préparées et assaisonnées d'herbes et d'épices.
Après le repas, nous sommes parties vers Bouillante. C'est près de cette ville qui doit peut-être son nom aux sources thermales qui la juxtaposent, que se trouve la plage de Malendure et les îlets Pigeon. C'est là que sont concentrés les meilleurs sites de plongée sous-marine. Le commandant Cousteau, dans les années 80, avaient attiré l'attention sur cette partie de la Guadeloupe en déclarant que cette zone offrait un magnifique parc sous-marin. Je devrais mettre des guillemets à "magnifique", car un incident technique digne de la Miss Catastrophe que je suis m'a empêché de faire mon baptème de plongée avec bouteille : j'ai trouvé le moyen de perdre une de mes lentilles de contact ! J'étais plus que déçue de n'avoir pu découvrir ainsi le monde sous-marin. C'était d'autant plus frustrant lorsque Map a refait surface après sa plongée et que, pleine d'enthousiasme, elle a décrit la grosse tortue d'eau qu'elle a pu contempler à quelques centimètres de distance à peine. Rester à terre alors qu'un si vaste monde aquatique vous attend donne un grand sentiment d'impuissance et de frustration. J'espère que ce fameux baptême aura lieu très bientôt pour moi…
Après nous être baignées dans une petite crique, nous avons repris la voiture et avons parcouru la route de la Traversée. C'est une petite route qui coupe le parc national de la Guadeloupe. Elle permet de rejoindre Pointe-à-Pitre, sans avoir à longer progressivement toute la côte, mais aussi de découvrir la végétation tropicale (fougères, épais bosquets de bambous, futaies…). Cependant, il faisait déjà nuit, ce qui ne m'a pas permis de tout bien voir. Décidément, la nuit tombe trop tôt ici, alors que justement on voudrait pouvoir profiter le plus totalement possible de ses journées. Certainement est-ce pour cela que les gens d'ici se lèvent relativement tôt, dès le lever du soleil, vers six heures du matin : il faut vivre à l'heure du soleil.
Nous sommes ensuite arrivées au Gosier, où nous avons loué une chambre dans un magnifique hôtel. Piscine d'un bleu rêvé, douche géante, télévision par câble, et surtout plage incroyable de sable très fin… Bref, nous avons joué aux riches touristes superficiels et paresseux. En fait, cet hôtel était assez symbolique de cette région est de la Grande-Terre. Le Gosier est une des plus grande zone touristique de l'île, à quelques kilomètres au sud-est de Pointe-à-Pitre. C'est là que vont les Métros quand ils ne cherchent que du soleil et des lagons bleus et veulent retrouver les paysages de carte postale qui font rêver.
Pour la soirée, nous avons rejoint des amis de Map et de Mado et nous avons mangé de grosses brochettes dans un restaurant de la marina - lieu très animé et, semble-t-il, très à la mode.
La journée étant déjà bien entamée, nous avons enfin réussi à retrouver de l'énergie pour sauter dans la petite Twingo de Mado. Nous avons longé la côte Atlantique, c'est-à-dire toute la partie de la Grande-Terre qui est entièrement dédiée au tourisme.
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Toute cette grande partie de l'aile nord du papillon qui forme la Guadeloupe est en fin de compte assez ambivalente. Sur la côte est, il a ces plages de rêve que nous avons donc traversées. Mais tout le nord est beaucoup moins fréquenté, réservé surtout à la culture de la canne à sucre. L'ouest, c'est-à-dire toute la partie de la côte sous le vent est, lui, composé de petites anses et de la mangrove, alors que l'extrémité septentrionale de l'île prend plutôt des allures de paysage tourmenté, avec ses falaises vertigineuses, très agitées par le vent. Pour l'heure, c'est vers Sainte-Anne que nous nous sommes dirigées. Nous avons fait une longue pause sur la plage de Bois-Jolan, située entre Sainte-Anne et Saint-François. Tous les guides touristiques la vantaient, et on ne peut pas dire qu'ils ont tort. C'est une très longue plage, heurtée par une eau magnifiquement bleue qui, au loin, est retenue par une barrière de corail. Comme nous étions dimanche, la plage était pas mal fréquentée par les Antillais… chose assez rare car en fait les Guadeloupéens, proportionnellement aux touristes, vont assez peu sur la plage, même si c'est ici dans l'eau de mer et non pas en piscine qu'on apprend à nager aux enfants. |
Nous voulions nous "faire" un petit coucher de soleil. Vers 17 heures passées, nous avons abandonné ce petit coin de Paradis pour nous diriger vers l'extrême pointe est de la Guadeloupe : la pointe des Châteaux. C'est une sorte de presque-île d'où l'on voit la mer des deux côtés. Les vagues venaient se heurter avec fracas sur les rochers des falaises, donnant une furieuse impression de Bretagne déchaînée. Cette fois-ci, nous avons joué au "suave mari magno" lucrétien - qu'il est doux de regarder la mer s'agiter quand on est bien à l'abri sur la terre ferme - avant d'être prises d'une crise de mysticisme devant la contemplation des nuages percés d'un soleil oranger se couchant à l'horizon, au-delà de l'île de la Désirade. Le retour vers le sud, dans les embouteillages, a été terrible. La route avait été coupée, car il y a en ce moment le carnaval. Ici, cela dure plusieurs jours et c'est le prétexte pour faire la fête de façon continue, en revêtant chaque jour un déguisement différent, selon des coutumes bien fixées. Nous n'avons pas vu grand chose, mais en arrivant à Vieux-Fort, nous avons croisé une autre procession : des morts vivants qui seraient bien inquiétants s'ils n'étaient pas si joyeux et emplis de bonne humeur.