Au fond, je l'ai toujours su. C'est une certitude que l'on acquiert en naissant. C'est-à-dire que ce n'est pas un savoir en devenir qui s'élargirait au fur et à mesure du temps, mais c'est une vérité éternelle que, bien qu'encore en germe, l'enfant nouvellement né détient au plus profond de lui-même. Et pourtant, tout au long de sa vie, il a l'impression de chaque fois la redécouvrir, comme si l'entreprise de son existence était un long travail de réminiscence.
Cette vérité éternelle, inscrite dans le coeur de l'homme en lettres d'or, prend la forme d'un commandement monothéiste. Sa voix est grave et sévère, toujours menaçante, comme celle du Dieu juif. Elle dit : "tu es seul, et tu seras toujours seul". Ce n'est pas une menace, ni non plus une prophétie. C'est une certitude. C'est une vérité de fait. C'est un vérité de raison aussi. C'est un savoir d'expérience qui pourtant se donne au-delà du temps et de l'apprentissage dans l'immédiateté d'une intuition.
"Tu es seul, et tu seras toujours seul". Le Dieu en moi m'a toujours parlé ainsi, avec ces mots simples et percutants. Cela n'a jamais été une vérité apprise, mais dès mon origine, je le savais. Je savais que, même si je n'étais pas seule à naître, à aimer, à haïr, à fuir, j'étais seule pourtant pour faire chacune de ses actions. Nous avons beau avoir deux yeux, et regarder grâce à eux le monde dans mille directions différentes, vers mille horizons proches ou lointains, toujours ils ne s'allumeront qu'à partir d'un même et unique point de vue. Un point de vue qui, même s'il était universel et totalisant, comme une monade de Leibniz, ne pourrait jamais refleter le monde qu'à partir du point d'où il s'est fixé. Je ne peux voir les choses d'en haut. Je ne peux même pas les voir de l'autre côté de moi-même. Le monde ne peut m'apparaître qu'ici et maintenant, dans mon irréductible solitude. Solitude d'un regard qui, voulant embrasser la totalité des mondes, ne pourra jamais échapper au sien propre.
"Tu es seul, et tu seras toujours seul". Cette vérité lancinante que je connaissais à ma naissance, je ne cesse de tenter de me la dissimuler. Dans la vie extérieure et superficielle du quotidien, dans les étreintes intérieures de l'intimité, dans les pensées communes de la banalité. Partout. Tout le temps. "Tu es seul, et tu seras toujours seul". Je le sais, et pourtant, je ne veux pas y croire. J'use mes forces à rejetter mon essentielle unicité, à nier l'irréductible point de vue que constitue mon regard. Je m'imagine qu'autrui est près de moi, qu'il me guide, qu'il suit mes pas. Je me persuade qu'il a besoin de moi. Je joue à croire qu'il est comme moi. Je ris en rêvant qu'il est en moi.
Mais ce rire devient parfois lucide. Je suis seule et je serai toujours seule. Puisque c'est une vérité divine que j'ai toujours sue, je voudrais ne pas m'oublier à l'oublier. Et quel autre moyen de lutter contre l'oubli que de donner sa mémoire ? Parce que je ne veux pas perdre ma vie à fuir illusoirement ma solitude, je veux pouvoir trouver la force de la regarder en face. Parce que de telles forces ne peuvent parfois n'être trouvées que dans les solitudes des autres, j'offre à autrui l'unicité de mon point de vue transformé en mots.
J'écris ici pour supporter ma solitude. Mais j'écris devant tous, et peut-être à tous, parce que je sais qu'une solitude ne peut s'accepter que dans la convergence d'un regard commun. Un regard non pas voyeur, mais partagé. Une solitude non pas exibitionniste, mais attentive à elle-même et aux autres.