Parentsville |
Jeudi 2 novembre 2000 Hannah s'ennuie et tourne en rond dans l'appartement de mes parents. Pour s'occuper, elle réclame à manger, caressant du bout du museau toutes les jambes qu'elle croise pour les inciter à l'accompagner dans la cuisine. Caresses mises à part, je ressemble à mon chat. Je tourne en rond. Je mange (c'est tout de même le troisième paquet de biscuits fourrés à l'orange que j'entame, depuis trois jours, et le deuxième sachet de chips que je termine depuis les achats d'hier après-midi...). Voilà quatre jours que je suis à Parentsville. Cette ville ne m'appartient plus. Ne m'a-t-elle jamais appartenu d'ailleurs ? Elle est la ville d'un temps passé dans lequel je ne me reconnais plus. En me promenant dans les rues, parfois je m'arrête devant une nouvelle boutique que je ne connaissais pas ou bien je cherche en vain un café qui a fermé depuis longtemps. Mais les changements du temps semblent si infimes. Je reconnais tout comme si hier encore j'habitais là. Rien n'a vraiment changé ici. Le temps piétine. Un temps immobile qui fait peser ses traditions et ses coutumes. Un temps dont je ne veux plus. Il y a des lieux qu'on aimerait voir inchangés, pour les retrouver aussi vifs qu'ils l'étaient pour nos souvenirs, fixés solidement dans notre mémoire. Sans comprendre pourquoi, il me semble avoir aujourd'hui le désir inverse devant cette ville de mon enfance. Je suis triste de la voir si immobile, si figée, si identique à elle-même. Non pas que cette enfance a été pénible et que j'aimerais ne pas revoir ces lieux... Ce n'est pas hier que cela se joue, mais aujourd'hui. Car l'immobilité de cette ville semble être un affront à ma propre immobilité. Rien n'a changé ici, et, en revenant, il me semble n'avoir été absente que quelques jours à peine. Tout est identique. Ma petite chambre de jeune fille aux murs roses et aux rideaux à fleurs pastel achetés l'année de mes 13 ans. La cuisine trop petite où je retrouve toujours la même place à table, coincée entre le radiateur et le four, sous l'étagère (j'ai toujours été la seule de la famille à me faufiler à cet endroit qui, pour cette raison, m'a été attitrée). Le même immeuble blanc en face de la fenêtre de ma chambre, avec le même voisin à hauteur de mes yeux, travaillant, comme il y a dix ans, à son même bureau. Rien n'a changé. Les murs de ma chambre ont juste un petit peu jaunis, et les cheveux du voisin un peu blanchis. Quant à la table de la cuisine, mes parents ont juste perdu l'habitude de la tirer tous les jours pour que je puisse me faufiler derrière. Mais c'est tout. La ville n'a pas bougé. L'appartement n'a pas changé. L'attitude de mes parents à mon égard est elle aussi restée la même. Les tartines beurrées faites par ma Maman au petit déjeuner. Les "qu'est-ce que tu feras quand on sera plus là ?" de mon Papa, excédé de me voir collé devant les dessins animés de la télévision. Et moi, entre eux deux, jugée semble-t-il incapable de me prendre en charge toute seule, oubliant sans doute que voilà près de cinq ans que je le fais, sans qu'aucune catastrophe ne me soit arrivée qui serait due à mon innommable irresponsabilité. Sans aucun doute, il n'y a là rien de plus normal. On restera toujours un enfant pour ses parents. Même à quarante ans. Comment pourrait-on transformer une relation de parents à enfants en une relation d'adultes à adultes ? L'enfant reste un enfant pour le parent, et, plus encore, l'adulte redevient enfant lorsque, inconsciemment, le parent lui demande d'être encore comme il était autrefois. Je suis bien plus immature et irresponsable lorsque je suis chez mes parents, me goinfrant de nourriture sucrée et m'oubliant dans des activités infantiles. Chez moi, mes parents ne sont pas là pour contrôler ce que je fais, et pourtant tout ce qu'ils aimeraient que je fasse, je le fais sans me contraindre moi-même. C'est le regard de l'autre sur soi qui fait de soi un adulte ou qui le maintient dans l'état d'enfant. Ce n'est pas le regard de soi sur soi. Mes parents, certainement, malgré eux, veulent me voir comme un enfant. Je reste enfant avec eux. Je fais comme si je n'avais pas de responsabilité, pas de savoir. Le pire, c'est qu'il me semble que je suis la première à croire moi-même à cette mascarade. C'est pour cela que cette ville me fait peur. Son immobilité me fait croire qu'il y a cette même immobilité en moi. Parce que rien n'a changé ni dans la ville, ni dans l'appartement parental, j'en viens à penser que moi-même suis restée là même. Et je n'ai pas envie de redevenir celle que j'ai été. Du moins, je ne veux pas continuer à l'être tout en regardant le temps passer. |