La disparition |
Lundi 6 novembre 2000 Mon ordinateur est un gros frileux. Quand il reste un peu longtemps tout seul dans un appartement non chauffé, il finit à chaque fois par se rebeller, pour protester contre cet abandon inconséquent qui lui semble si scandaleux. Il sait bien que pour cela un vulgaire sit-in serait complètement inutile (forcément, il passe son temps assis sur mon bureau, alors, c'est sûr, ce ne serait pas franchement efficace de squatter l'endroit en guise de protestation). Alors, il a trouvé le truc : la grève. Mais il fait ça de façon très élaborée : c'est non pas l'arrêt de tout travail, mais une beaucoup plus subtile cessation progressive et partielle de service. Pour parler en termes non syndiqués (car mon ordinateur se targue d'être un travailleur indépendant - "ni Dieu, ni Maître"), mon ordinateur décide de mettre en veille certaines de ses fonctions, en particulier concernant le clavier. Ainsi, certaines lettres du clavier ne fonctionnent pas à chacun de mes retours d'une absence un petit peu prolongée. Depuis hier soir, il m'a donc fait la surprise de bloquer la touche du... impossible de dire laquelle, puisqu'effectivement elle ne marche pas ! Il me faut donc user de subterfuges pour faire ma chronique - écrire tout ce qui naît dans ma tête, mais sans utiliser cette fameuse lettre. C'est celle qui se situe entre le i et le k dans l'alphabet, ou entre le u et le o sur les claviers français. Oui, la lettre de la première personne du singulier, la lettre de l'ego, la fière et orgueilleuse lettre du Moi. Quel calvaire donc : me voilà condamnée à parler de moi sans pouvoir me citer comme maître du prédicat, comme actant au sein de l'action. Pourquoi est-ce précisément cette lettre qui s'est bloquée ? Est-ce parce que mon ordinateur en a marre d'entendre mes élucubrations personnelles ? Parce qu'il a besoin un peu d'air ? Parce qu'il veut m'entendre parler d'autre chose que de moi ? Mon ordinateur me fait penser au piano sur lequel trois générations de ma famille ont appris à faire de la musique. C'est un vieux piano ancien, sauvé de déménagements successifs sur lequel ma grand-mère maternelle a fait ses premières gammes. Ayant subi au cours de ses voyages de brutales variations de températures sans pour autant être dûment accordé, il est maintenant à moitié inutilisable : comme pour mon clavier d'ordinateur, certaines notes sont bloquées et, lorsqu'on appuie sur elles, elles restent collées - si bien qu'il faut les remonter discrètement et rapidement de l'autre main. C'est très difficile de suivre une partition sur ce piano : il s'agit de trouver un morceau qui ne prononce pas certaines notes interdites. Une chronique sans la lettre du moi, c'est une symphonie sans la mineur, c'est un ordinateur sans souris, c'est une souris sans chat... C'est un texte sans présence, c'est un écrit sans chaleur, c'est une réalité sans présence. Reviens, chère petite lettre, pour qu'il me soit possible de nouveau d'écrire mes chroniques et de gonfler mon égocentrisme ! |