Vaincus par le quotidien



pour m'écrire


















































































hier demain
Mercredi 22 novembre 2000

Je reste ordinairement très discrète au sein de la prétendue "communauté" diariste, écoutant de loin les débats sans véritablement les suivre. J'ai toutefois écrit un article dans le dernier J-Mag. En relisant ce texte, écrit il y a quelques semaines, je le trouve bien mauvais : d'accès difficile et peut-être même inutile. Pourtant il m'était important d'essayer d'écrire à propos de l'activité diariste. Je soutiens l'initiative de Mongolo. Il m'est pénible d'entendre des gens ne connaissant pas les journaux virtuels les dénigrer avec tant de violence et rejeter avec mépris ce "truc de dingue" qui consiste à se mettre à nu sur Internet. Combien de gens assimilent le journal on line à une web-cam, sans chercher à comprendre que transformer sa vie en mots et offrir ce travail sur soi à autrui n'a absolument aucun rapport avec le fait de laisser brancher une caméra dans sa salle de bain ou dans sa chambre ? Combien de journalistes commencent leur article sur les journaux web en lâchant le terrible mot d'exhibitionnisme ? Si je crois en une réflexion poussée sur l'activité diariste, c'est qu'on ne peut pas espérer recevoir d'autrui une quelconque considération si la pratique du diariste et ses objectifs profonds ne sont pas profondément interrogés et mis en perspective. On ne peut donner à un genre ses lettres de noblesse s'il n'est pas étudié sérieusement et si l'on ne cherche pas à le considérer à distance pour en interroger les fondements et la validité. Je sais, c'est mon côté professeur qui revient ici. Prendre de la distance par rapport à ce qui est vécu ou dit immédiatement c'est exactement ce que je fais tout le temps dans mon travail, alors il n'est pas étonnant que je veuille le faire moi-même vis-à-vis de mon processus d'écriture.

Seulement, je me pose parfois des questions par rapport à mon statut, du moins par rapport à mon écriture. Il ne me semble pas être représentatif de l'écriture diariste. Du moins, pas de celle que l'on retrouve dans la plupart des sites et qui, sans doute, représente de la façon la plus véridique et la plus sincère l'oeuvre même du journal intime. En effet, un journal, comme son nom l'indique, entend parler jour après jour du quotidien de son auteur : son emploi du temps ("ce matin je me suis levé à 10 heures"), les gens qu'il rencontre ("Trucmuche m'a pas dit bonjour ce matin au bureau"), les tracas ménagers ("j'ai pas fait la vaisselle ce soir") ou, pire, physiques ("j'ai mal au ventre en ce moment car j'ai mes règles"). Dans ces journaux, le quotidien prend toute la place. Il n'y a plus d'espace possible pour un regard reculé qui chercherait à comprendre ces faits bruts et informes. On ne décolle pas de l'immédiat. Auteur et lecteurs sont englués dans la vie quotidienne. Vie souvent répétitive où l'habitude prime sur l'événement et l'émotion sur la réflexion. On écrit comme on vit. Sans lever la plume, sans souffler.

Je n'ai jamais écrit ainsi. Ce n'est pas que le regard des lecteurs réels présents derrière leur écran ait fait naître en moi une certaine retenue, accompagnée d'une réelle censure. C'est vrai que la présence de lecteurs a changé mon écriture, mais pas intrinsèquement. Dans mes journaux papiers, je ne parlais presque jamais des gens qui m'entouraient, ne les évoquant que lorsque j'y étais obligée par ce que je voulais dire. Je n'ai jamais parlé non plus de ma vie quotidienne, décrivant purement mon emploi du temps (à part une fois, vers quinze ans où je me demandais s'il était possible d'écrire un journal en employant le présent et où je m'étais amusée à transcrire, minute après minute, ce que je faisais - du type : "il est 7h42 et je mets mes chaussettes..."). Même lorsque je ne destinais pas à donner à autrui ce que j'écrivais, je n'en restais pas aux simples faits, préférant les analyser plutôt que simplement les éterniser dans l'écriture.

Mon journal procède à des choix - dans les faits précisément commentés, dans les mots soigneusement agencés. Je choisis de ne pas tout dire, et je fais attention à la façon dont je vais le dire. Mon clavier n'est pas simplement un prolongement de ma main, mais un outil de travail avec lequel je m'efforce de mettre en ordre idées et mots, et parfois même concepts. Je ne suis plus dans l'immédiat. J'essaie d'instaurer une distance entre moi et moi-même. Alors, est-ce encore là un journal intime ? J'écris bel et bien quotidiennement, mais le quotidien n'est pas toujours présent. Ou plutôt c'est un quotidien que je construis et mets en forme, pour lui ôter ce côté informe et désordonné qui est pourtant le sien au moment même où je le vis. Pourtant, cette mise en forme reste inachevée. Mon travail n'a rien à voir avec celui d'un romancier. J'écris sans plan, sans projet, sans correction. Mon écriture, toute limée soit-elle, reste imparfaite et incomplète, prise encore sur le vif de la journée.

Je me demande donc ce qui fait qu'on peut appeler un écrit un journal intime, en posant la question par rapport à des critères d'immédiateté et de recul. L'écriture qui se superpose le plus possible à l'existence quotidienne est-elle la plus authentique, la plus représentative de la définition du journal intime ? Un journal ne peut-il prétendre au qualificatif d'intime que s'il prend tellement le rythme du quotidien qu'il vit en lui dans un seul et même souffle, sans essayer de projeter à partir de cette vie habituelle, mais aussi à côté d'elle, une cadence plus lente ? Un journal doit-il se perdre dans le flot du quotidien pour être véritablement authentique ? S'il en est ainsi, alors mon journal serait à la limite du genre. Mais il serait un phénomène bien hybride, puisqu'il n'est pas non plus une oeuvre fictive et romancée. S'il en est ainsi, d'autre part, si le journal intime n'acquiert sa vérité que dans la superposition la plus directe à la quotidienneté, alors est-il seulement possible de faire naître en lui un questionnement sur son être et ses présupposés ? Si l'écriture est directe et immédiate, où peut-on trouver une place pour la réflexion critique et distanciée ? N'est-ce pas forcément à l'extérieur des limites de cette écriture brute et journalière ?

Comme d'habitude, j'ai l'impression de manquer de clarté... Ce qui m'interroge ce soir, c'est la possibilité même de parler à distance de son propre processus d'écriture. Pour pouvoir en parler, il ne faut plus seulement se présenter comme diariste. Il faut pouvoir avoir eu suffisamment de distance par rapport à son travail d'écriture pour y lire autre chose qu'un simple prolongement, habituel et et émotionnel, de son quotidien. Peut-être est-ce là une explication du peu d'entrain de beaucoup à vouloir problématiser l'écriture diariste.