Soliloques |
Mercredi 29 novembre 2000
Parfois, tu croises une personne dans la rue ou dans le bus que tu entends marmonner dans sa barbe. La plupart du temps, elle ne parle pas bien fort. Il faut être coincé contre elle un jour de grève pour s'apercevoir que ses lèvres sont en train de remuer et qu'elles produisent des sons qui, semblent-ils, ont une apparence de sens. Tu regardes autour d'elle, et tu ne vois personne susceptible d'être le destinataire de sa conversation. Tu comprends à qui tu as à faire : un dingue - encore un - qui ne peut s'empêcher de parler tout seul. Pas un schizophrène ou un paranoïaque. Non, même pas. Juste un pauvre type ou une vieille dame usée par la vie qui, au plus profond de sa solitude, a encore besoin de s'adresser à quelqu'un, même si ce quelqu'un n'est autre que lui-même. Une personne si habituée à vivre dans ses pensées qu'elle ne fait plus la différence entre le discours muet de l'âme avec elle-même et le dialogue sonore accompli avec autrui. Tu regardes le type bien misérable ou la vieille dame de loin. De très loin. Et tu as pitié. Presque malgré toi, un sentiment de compassion condescendante te fait regarder avec supériorité et assurance la misère et la sénilité concentrées dans ce soliloque. Parfois, tu tombes à la télévision sur des émissions du genre Trente millions d'amis, composées entièrement de reportages dédiés aux animaux domestiques et à leur maître. Tu y vois de vieilles dames qui consacrent toute leur vie finissante à aimer leur chat ou leur chien, tu les vois leur parler avec attention, du même ton que l'on prend avec les bébés. Le même regard compatissant revient. Tu as pitié de la solitude. Pitié de la vieillesse. Parler à son chat, c'est comme parler tout seul, quand on n'a personne d'autre d'humain à qui adresser la parole. Discuter avec son chien, c'est croire encore à une présence autour de soi, alors que tout est dépeuplé. En changeant de chaîne rapidement, car la scène de la mémé au minou t'exaspère, tu te juges encore une fois supérieur et bien plus fort. La semaine dernière, en fermant ma porte pour sortir de mon appartement, je me suis surprise à prononcer tout haut quelques mots. Ils disaient : "il faut que tu sortes la poubelle". Phrase anodine. Complètement anodine puisque, effectivement, il fallait bien que je vide les ordures. Mais il n'y avait personne autour de moi. Personne d'autre que moi qui s'étais mise à me dédoubler et à me prendre en face d'une autre que moi. Je n'ai pas encore eu pitié de moi. Mais je me suis dis, intérieurement cette fois, le plus silencieusement possible même, "mince alors, qu'est-ce que je deviens ?" Aujourd'hui, alors que je lisais sur le canapé, Hannah est venue me voir. Elle a sauté sur mon ventre avec entrain et je l'ai prise dans mes bras. J'ai serré très fort et j'ai dit tout haut, sur un ton complètement gâteux, "où qu'il est mignon le petit chacha !". J'ai prononcé cette phrase en toute impunité, et d'autres encore. D'autres pires. Est-ce là, quand on commence à parler seul et à discuter avec son chat, que l'on devient pitoyable et misérable, non seulement aux yeux d'autrui, mais aussi aux nôtres même ? N'ai-je donc plus personne à qui parler pour que je me mette à discourir avec moi-même ? Suis-je devenue irrévocablement gâteuse ? Aurais-je pitié de moi si je me croisais dans le métro ? |