Les Pépés et les Mémés au bord des routes.



pour m'écrire


































































hier demain
Lundi 18 septembre 2000

J'aime les vendredis soir presque autant que les dimanches soir, et les dimanches soir presque autant que les vendredis soir. Ces débuts de soirée sont pour moi, en ces temps automnaux, l'occasion de grandes migrations de fin de semaine. A défaut de migrer vers des pays plus ensoleillés et plus chauds, je voyage vers des terres plus désertes où l'air est plus pur et l'horizon plus vaste. Je quitte la ville pour la campagne. Plus le temps passe, plus il me semble devenir une vraie petite campagnarde. Le temps pourtant pas si reculé (l'année dernière) où je me sentais Parisienne sinon dans le sang du moins dans l'âme me semble aujourd'hui bien lointain. Ma famille a une petite maison au coeur des champs à une cinquantaine de kilomètres d'Evaville. Il y a quelques années, à l'adolescence, je rechignais d'aller dans cette maison perdue et au confort parfois un peu trop rustique à mon goût. Pas de cinéma, pas de bibliothèque, pas de piscine, pas même des magasins - à part une petite boulangerie et une charcuterie à quatre kilomètres du village. Aucune personne âgée de moins de cinquante ans non plus. Pour moi, à l'âge où la ville semblait rassembler tant d'attraits, ce village perdu au milieu des champs et des prairies paraissait le bout du monde. Aujourd'hui, il me semble que c'est là bas que je me sens le plus chez moi. La proximité inespérée d'Evaville, et surtout, depuis quelques mois, la liberté nouvelle dont m'a fait cadeau ma petite Twingo Mobile, me permet de découvrir de nouveau cette région dont je m'étais pendant un temps détachée.

Je partage donc cette liberté en tête à tête avec ma petite auto verte presque chaque vendredi soir et chaque dimanche soir en ce moment. J'aime ces trajets en voiture sur les routes étroites qui longent les champs. Certes, je suis souvent ralentie par un tracteur roulant à lente allure et perdant sa cargaison de blé ou de maïs, selon la saison. Certes, les routes sont si petites que j'ai toujours peur de tomber dans le fossé lorsque je double le dit tracteur. Pourtant je n'échangerais ces chemins pour aucune autoroute à trois voies. Je rencontre peu d'automobilistes sur ces routes. La seule humanité avec qui j'entre en contact est celle des villages que je traverse. Ces villages se ressemblent tous : quelques maisons souvent pauvres à peine entourées d'un petit jardin, des fermes aux grandes cours abritant le matériel agricole, un clocher d'église s'élançant timidement au-dessus d'une petite place bordée de platanes... Il me semble connaître chaque village avant d'y pénétrer. Cependant, malgré leur simplicité, voire leur pauvreté, ces villages m'attirent. La petite place entre l'Hôtel de Ville et l'église est la plupart du temps désertée. A peine y a-t-il quelques jeunes juchés sur leurs skooters, les soirs de beau temps. Les rassemblements sont réservés aux fêtes annuelles - la fête du village et celle du 14 juillet.

Pourtant, je sais le village habité. Je sais le village vivant, malgré cette mort apparente. En effet, je ne passe jamais dans l'un de ces hameaux sans croiser au moins une personne âgée. C'est toujours un petit Pépé ou une petite Mémé. Ce sont les vrais, et peut être seuls habitants de ces bourgs. Ils sont tous habillés pareils : une blouse fleurie pour les dames à la chevelure argentée, une casquette et un bleu de travail usé pour les hommes au visage rougi. La mode de la société de consommation ne semble pas avoir pénétrée dans ces foyers isolés.

Les villages et les visages sont tous identiques. Qu'est-ce qui peut bien alors me charmer autant dans ces traversées rurales ? Je crois que c'est à chaque fois le regard qui jaillit de ces visages usés et ridés. Chaque regard fixe mon automobile verte avec une attention et une curiosité singulières. Le petit Pépé ou la petite Mémé a à peine le temps de jeter un oeil sur la conductrice de la Twingo que déjà il ou elle se demande qui cela peut-être. Je viens troubler leur petit quotidien. Je suis la fille de la ville qui, pendant quelques secondes, détournent leur existence familière, l'étrangère qui fait irruption, le temps d'un rapide passage, dans leurs habitudes. Leur regard se pose sur mon auto, puis s'en détourne dès que ma voiture a passé le tournant et n'est plus à portée de vue. Ils retournent alors la tête, attendant le véhicule suivant, guettant une nouvelle fois le visage du conducteur. Peut-être connaisseront-ils ce nouveau passager ? Ce sera le petit-fils de la mère Lucienne, ou bien le Docteur qui revient de ses visites...

Je passe, et eux, ils restent. C'est cela qui m'émeut à chaque fois. Ils sont là. Ils sont la certitude de la terre, la mémoire du village, la voix du quotidien. Ils sont là. C'est toujours une certitude. S'il pleut ou s'il vente, ils seront toujours là, non plus assis sur le banc posé devant leur maison, mais le visage collé derrière la vitre de la cuisine. Ils seront là. Ce sera toujours une certitude. Il y aura toujours des vieux dans les petits villages de campagne. Ce ne sera peut-être pas toujours les mêmes individuellement, mais ceux qui remplaceront ceux qui se sont éteints leur ressembleront toujours. Ils appartiendront peut-être un jour à une autre époque, mais ce sera toujours une époque passée, un temps presque immémorial.

Les Pépés et les Mémés au bord des routes sont la certitude qui reste face au temps qui s'écoule. Le temps passe. Moi-même je passe - dans mon auto, et puis aussi dans ma vie. Mais eux restent. S'ils restent, alors cela signifie que je pourrai continuer à passer : ils seront toujours là pour veiller sur mon voyage.