Tournis spirituel.



pour m'écrire























































hier demain
Dimanche 17 septembre 2000

La sensation de tournis est pour moi bien connue. Elle apparaît d'abord parfois à mon corps. C'est alors un jeu. J'ai devant mon bureau un grand fauteuil de patron, réglable à ma hauteur et aux coussins fort moelleux. Sa base est montée sur des roulettes et elle-même est composée de telle sorte que celui qui s'y assoit peut tourner sur lui-même en donnant à peine un coup de pied pour mettre en mouvement tout le siège. Lorsque j'ai fait l'acquisition de ce fauteuil, il y a quelques années, je ne cessais les premiers jours de m'amuser à tourner ainsi à vive allure. Je tournais sans m'arrêter jusqu'à être prise d'un violent mal de tête, ne sachant plus où étaient fixées les choses à mes côtés et trébuchant dès que je posais un pied par terre à l'issue de cette folle course autour de moi-même. Mon corps semblait avoir perdu toute assise, toute certitude, toute réalité. Si la certitude d'un corps est de se savoir sur terre aux prises avec le sol, alors mon corps, sentant toute fermeté s'évanouir sous lui, semblait avoir quitté son enveloppe corporelle pour être entré dans une autre dimension. Dimension étrange où plus rien ne semblait fixe et assuré et où la vie disparaissait dans un brouillard insensé.

Mais cette sensation de tournis n'est que corporelle. Elle n'est que temporaire, et, plus encore, n'est jamais prise au sérieuse, puisqu'elle n'est issue que d'un jeu enfantin. Deux minutes après la valse du fauteuil, le corps a repris sa fermeté et le sol a retrouvé la fixité de sa réalité.

Je connais un tournis bien plus terrible, bien plus dangereux peut-être. C'est celui de l'esprit, de l'âme, ou de l'intelligence - qu'on l'appelle comme on veut. Ce tournis ne m'est pas donné par un jeu. Il apparaît lorsque je mesure la petitesse de ma culture face à l'énormité des connaissances qu'il me reste à découvrir, et, plus encore, lorsque je compare la brièveté de mon existence face à la l'absoluité des temps qui sont venus avant moi et qui viendront après moi. Je me sens petite et ignorante dès que j'ouvre un livre et que je mesure tout ce que j'ai encore à découvrir et à apprendre. Il me semble que le temps d'une vie ne suffira pas à combler le quart de ma curiosité. Ce n'est pas même une simple curiosité. La curiosité est toujours un peu malsaine - c'est celle qui vous pousse à regarder le sang qui coule lorsque vous croisez un accident sur la route, c'est celle encore qui vous fait vouloir savoir comment les gens connus vivent. Ce qui me fait chercher à connaître et ce qui me rend finalement si petite est un besoin bien plus vital de comprendre, une volonté inavouée de savoir, une exigence impossible d'expliquer. Je voudrais que le monde devienne clair et distinct et que je puisse m'y orienter avec assurance et fermeté.

Au lieu de cela, au lieu de cette plénitude que je recherche, c'est le vide qui m'apparaît : celui de ma propre connaissance. En voulant tout savoir, je m'aperçois à chaque fois plus profondément que je ne sais rien. Le désir de la totalité semble me mettre en présence de la réalité du néant. De la réalité de mon néant, face à un monde qui se donne à la pensée et à la découverte, mais que je n'arrive pas même à attraper du bout de mon esprit pour espérer pouvoir à demi mot le dévoiler. Les livres s'accumulent sur mon bureau. Je voudrais lire cet ouvrage. Cet autre encore. Et puis cet autre... Mais les découvertes des autres - de ceux qui sont venus avant moi pour attaquer le néant de leurs connaissances afin de pouvoir le combler - s'accumulent autour de moi et se mettent à former de véritables remparts qui semblent me détourner chaque jour un peu plus davantage de la vérité que je recherche.

Mon esprit a alors le tournis : le monde semble trop grand, le temps trop court, ma pensée trop fragile pour pouvoir espérer être arrachés au mouvement. Tout tourne autour de moi car mon esprit semble impuissant pour arrêter le monde et, en le com-prenant, lui redonner sa fixité et la fermeté que seule la connaissance pourrait lui prêter et dont l'ignorance n'est que la pâle imitation.

Le monde tourne autour de moi et j'ai la certitude désespérée que je ne pourrais jamais l'arrêter en le connaissant tout entier. Ca, ça me donne le tournis. Et je me demande bien comment réussir à continuer à marcher droit sans contourner ces remparts de livres qui ne parviennent pas à m'ouvrir le passage vers la quiétude.



Il y a un an.