La transparence et l'obstacle |
Vendredi 29 septembre 2000 En travaillant un cours tout à l'heure, je suis tombée presque par hasard sur cette fameuse phrase péremptoire qui ouvre les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : "Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. " Je ne suis pas une de ces personnes qui se moquent allègrement de l'orgueil de Rousseau et qui ne se gênent pas pour le traiter de fou et de paranoïaque incurable. C'est vrai qu'il y de tout cela chez Rousseau, mais ceux qui le réduisent à ces adjectifs péjoratifs sont bien malhonnêtes, non seulement envers l'homme, mais, ce qui est plus grave, envers sa pensée. Bref, je respecte ce cher Jean-Jacques... Seulement, je n'ai jamais pu lire cette phrase inaugurale de son autobiographie sans avoir un petit sourire aux lèvres. Je ne peux m'empêcher de le trouver ici sinon innocent, du moins bien crédule. Voyez donc : Rousseau prétend s'écrire lui-même dans toute la vérité de la nature ! Il ne va pas dire la vérité de sa propre nature, mais la vérité de la nature toute entière. Il va révéler en toute lumière, dans la parfaite transparence de son regard, l'authenticité et la profondeur de son être, en faisant venir à la surface des mots l'épaisseur de sa propre réalité et l'intimité de son coeur. Il prétend se connaître si bien qu'il est ce qu'il sent de lui-même, la conscience de son être et son être même rendus mystérieusement équivalent dans une pure évidence. La connaissance de ce qu'il est vraiment est accessible à son coeur, comme existant dans une présence immédiate à soi-même. Il est tel qu'il se sent lui-même. Il est identique à l'image qu'il forge de lui-même. Il croit posséder de lui-même d'un seul coup la totale connaissance de sa vraie personnalité. L'objectif de Rousseau, si sincère soit-il (je pense qu'il l'est), me fait sourire. Comment pourrions-nous être immédiatement transparents à nous-mêmes ? N'est-ce pas vain de croire que nous pourrions nous considérer en toute translucidité, comme si l'image que nous formions de nous-mêmes étaient nécessairement sans ombre ? La vérité de la nature n'est-elle pas une lourde opacité, une grande illusion, voire peut-être un vrai mensonge ? Je ne prétends pas en savoir plus que Rousseau (loin de moi cette prétention). D'ailleurs, puisqu'il vise l'universel non pas en parlant abstraitement, mais simplement en se décrivant lui-même et en notant ses propres expériences, je vais essayer de faire la même chose et de ne parler que de moi... Que sais-je de moi ? Voilà vingt-cinq ans que je me fréquente, et il me semble être à moi-même aussi étrangère, sinon plus, que toute autre personne que je rencontre. Que dis-je de moi-même ? Voilà presque un an et demi que je tiens de façon suivie un journal, et il me semble n'avoir pas dit une seule fois la vérité vraie sur ce que je suis véritablement. Ce n'est pas que je vis depuis tout ce temps dans le mensonge. J'essaie au contraire de ne jamais trahir ni les autres, ni moi-même, et d'être la plus honnête possible. Pourtant, j'ai l'impression que la part essentielle de moi-même m'échappe, comme si je n'étais pas tout à fait celle que je prétends être. Je me trompe sur moi-même, et par conséquent, certainement, je trompe ceux qui me lisent. J'ai beau creuser au fond de moi, plonger dans mes entrailles pour y trouver mon identité profonde, je crois ne jamais parvenir à aller plus loin que la surface des apparences et des illusions. Je ne me connais pas moi-même. J'ai beau me chercher, je ne me suis pas encore trouvée, et, plus j'avance dans le temps, plus je me dis que décidément je n'arriverai jamais à me trouver. C'est-à-dire peut-être à me retrouver. J'ai dû perdre un jour le chemin jusqu'à moi-même pour que je ne cesse ainsi de me fuir. Depuis ce jour, si reculé qu'il n'a certainement jamais existé, il me semble d'être toujours sur mes traces, observant chaque empreinte des pas que je laisse derrière moi, creusant malgré moi des preuves de mon passage. Je ne dis pas tout. Ici, bien sûr. Parce que c'est un lieu public et que l'on ne se montre jamais complètement à visage découvert dans un espace ouvert sur le regard d'autrui. Mais il y a pire. Je ne me dis pas tout à moi-même. Lorsque j'écrivais un journal papier qui, lui, se voulait "intime" par excellence, puisque non destiné à être lu par quiconque, je me mentais tout autant, me cachant à moi-même une partie de l'être que je prétendais pourtant révéler. Les gens qui prétendent se connaître sont de mauvaise foi. Ils se forcent, plus ou moins consciemment, à se cacher certaines de leurs émotions ou certains événements de leur histoire, transformant en clarté ce qui n'est que mystère et opacité. Je ne sais pas si Rousseau, malgré ses grandes déclarations, sentait que, malgré lui, il ne pouvait combattre cette part d'étrangeté dissimulée en chaque homme et qu'il s'échappait lui-même. Ce que je sais, c'est que moi je ressens cette limite de la connaissance de moi-même avec une certaine douleur. Celle un peu désespérée de ne parvenir jamais complètement à la vérité, celle de passer toujours nécessairement à côté de la réalité, celle de se savoir toujours d'une quelconque façon inauthentique. Je n'arrive pas à me dire telle que je suis. Je passe sans cesse à côté de mon être, soit que je marche devant moi sans me voir, soit que je me cache les yeux pour ne pas avoir à me regarder. Ma véracité, mon désir de comprendre, semblent à chaque fois se heurter au mensonge. Vivre dans l'erreur et le mensonge quand on prétend rechercher la vérité est difficile à supporter. Qui pourra jamais me connaître si je ne me connais pas moi-même ? Avec qui arriverai-je véritablement à communiquer si je n'arrive pas seulement à entrer en communauté avec moi-même ? J'aurais tant aimé qu'il soit possible que ce journal "montre à mes semblable une femme dans toute la vérité de la nature... et que cette femme, ce soit moi"... |