Salut Fred, Hier a eu lieu dans une de mes classes la visite d'une des personnes chargées de suivre mon travail et de rédiger un rapport en fin d'année afin de décider si l'Education Nationale veut bien de moi comme professeur pendant les 37 prochaines années. L'enjeu était de taille pour moi, tout de même, puisque de cette inspection, et de celle que je vais avoir bientôt aussi, dépend le sens de ce que je fais cette année. J'avais mis la pression sur mes poulpes : "La prochaine fois, il y a un inspecteur qui vient me voir. Montrez à ce monsieur que vous êtes civilisés, quand même." Mes petits ont été un peu plus gentils que d'habitude - mais pas trop quand même, faut pas pousser. Il y a eu quelques bavardages dans les rangs, un ou deux chewing-gum dans les bouches, et même une insolence dans une remarque déplacée. "Monsieur l'Inspecteur", heureusement, n'a pas eu droit à la sonnerie inopportune d'un téléphone portable qui a retenti en plein cours, quelques minutes avant sa venue. Bref, j'ai fait cours comme d'habitude. J'ai même pas été géniale. A l'issue du cours, j'avais un entretien avec mon observateur. Il a reconnu d'indéniables qualités d'écoute et de parole, une bonne capacité d'explication et un savoir solide et approfondi. Mais... mais bien sûr il y avait un "mais". Voilà, il en résulte de cette visite que j'ai un problème d'autorité. Par défaut bien sûr, et non par excès. Là, je dois dire que je n'ai rien appris et que je le savais déjà ! Quand on n'arrive même pas à se faire obéir par un chaton de trois mois, comment espérer se faire craindre par presque une trentaine d'adolescents dont la plupart ignorent le sens des mots "respect" ou "politesse" ? Bref, j'ai un problème d'autorité. Le professeur qui me suit cette année, et qui assistait aussi à ce cours, a même ajouté que je ferai un très bon professeur lorsque j'aurai réglé ce problème. Le bilan était globalement positif, mais tout de même je n'ai pas pu m'empêcher d'être déçue en quittant la salle de réunion. Problème d'autorité… J'en ai parlé à mes collègues. L'un d'eux a haussé les épaules : " pff… c'est exactement ce qui ne vient qu'avec l'expérience ! comment peut-on te reprocher une qualité qui ne peut venir qu'avec l'assurance acquise au fil des années ? " Ce matin, dans le cadre de ma formation, je suis allée assister à un cours donné justement par un de ces professeurs " expérimentés ". C'était une classe de section technologique - un peu comme celle de mes lions : que des garçons, d'une vingtaine d'années, la casquette sur la tête, sur le Walkman, la planche de skateboard dans la main droite et le portable dans la main gauche. Le prof avait dans l'idée de parler à ces jeunes gens tout droit sortis d'un clip vidéo de rap de la philosophie de l'histoire chez Marx et de la lutte des classes. Pari inespéré dans lequel je ne me serais jamais lancée. Le prof avait une technique bien particulière pour assurer son autorité : faire écrire ses élèves pendant une heure et ne pas leur fait lever le nez de leurs cahiers. Les gars écrivaient des phrases dictées auxquelles ils comprenaient pas un traite mot. Il y avait de grands soupirs dans les rangs, des " c'est quoi cette connerie ? on comprend rien ! " (le parlé de ces jeunes gens est toujours très franc). Mon voisin de gauche tapait sur un de ses camarades qui lui avait piqué son stylo. Un autre au fond imitait le prof qui n'arrêtait pas de dire, toujours dans le vide : " vous comprenez ou pas ? " Sur la droite, un autre n'arrêtait pas de me regarder, ne semblant pas parvenir à croire apparemment que je sois moi aussi une prof et paraissant espérer pouvoir échanger le vieux prof à grosses lunettes devant lui contre cette demoiselle qu'il voyait assise quelques rangs plus loin. Bref, le " prof expérimenté " sachant ce qu'est l'autorité et la mettant en œuvre faisait cours dans une classe où je suis presque sûre que pas un seul élève n'a retenu une seule idée exposée en classe. En sortant de la classe, j'avais mal à la tête, tant était soutenu le niveau sonore dans la salle de cours. Problème d'autorité… Au moment de faire mes cours, le reproche m'obsédait toujours, l'expérience des autres ne m'apprenant pas grand chose sur la manière adéquate de procéder. En début d'après-midi, j'ai retrouvé mes poulpes. Des élèves agités, inattentifs, turbulents - comme ils le sont tous plus ou moins un vendredi soir. J'ai demandé le silence. Bien entendu, je l'ai à peine obtenu. Je parlais fort pour couvrir les bavardages. La phrase de l'inspecteur revenait toujours dans ma tête : " un problème d'autorité ". Un élève a commencé à faire son malin, désobéissant effrontément à l'ordre que je lui avais donné. J'ai dit " hop ! je veux plus vous voir ! je vous exclus de mon cours ! ". Un autre, pas du tout troublé par le traitement infligé à son camarade s'est mis lui aussi à jouer l'insolent. Je lui ai fait rejoindre son copain en salle de surveillance. Les élèves ont commencé à se demander s'ils allaient tous y passer. Mais ils bavardaient toujours, sans rien écouter. D'un coup, j'ai frappé la table avec mon livre. J'ai crié : " y'en a marre maintenant ! Je ne peux pas faire cours dans ces conditions. Il faut que ça change ! ". J'ai eu un silence pesant. Les pauvres gosses n'en revenaient pas, se demandant bien ce qui me prenait. J'ai lancé des regards noirs, me retenant pour ne pas rire, tellement je sentais que je jouais un rôle qui ne ressemblait pas à moi-même. Mais on a fini le cours péniblement, les bavardages toujours resurgissant ici ou là malgré mes menaces (" vous voulez aller rejoindre vos camarades et me faire un devoir supplémentaire ? ") et mes invectives (" vous faites tout ce qu'il faut pour faire une troisième Terminale ! "). Je ne mes suis pas du tout aimé dans ce rôle de méchante prof aigrie. J'avais mal à la gorge d'avoir tant crié. Et puis surtout, même avec la manière forte, j'ai toujours un " problème d'autorité ". Qu'on ne vienne pas me dire que la vie des fonctionnaires est un long fleuve tranquille, ou que les profs ne foutent rien puisqu'ils sont tout le temps en vacances. Je ne connais pas de métier plus physique. C'est un combat de boxe qu'on mène à chaque heure. Contre des jeunes gens dont l'insolence est la plus tranchante des armes. Contre soi-même aussi dont on se crée une image qui vient transformer notre nature.
Eva.
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