Bonsoir Fred,
Tu sais, je ne suis pas une personne spontanée. Ni démonstrative, ni véritablement enthousiaste. Je suis plutôt calme et réfléchie. Posée et raisonnable. Je prends le temps de réfléchir avant de répondre aux questions que l'on m'adresse et je fuis toute précipitation et toute irrésolution.
Pourtant, depuis que j'enseigne, il me semble avoir un peu changé. Etre professeur, c'est passer son temps à défendre des idées, non seulement des idées auxquelles on croit, mais aussi des idées qui nous ont constitués nous, nous et la société dans laquelle nous vivons. Nous ne défendons pas des opinions comme le ferait un homme politique devant le parti opposé, mais nous nous impliquons tout entiers dans des vérités d'où est issue notre culture même. Et nous subissons perpétuellement des attaques, parfois violentes, car les jeunes à qui nous exposons ces idées ne veulent pas croire que ce sont aussi les leurs, qu'elles leur appartiennent. Etre professeur, c'est sans cesse devoir prouver le sens de ce que l'on fait et l'importance de ce que l'on donne à faire, et plus encore à penser.
Bref, depuis quelques mois, j'ai dû apprendre à quitter l'attitude de réserve qui est généralement la mienne pour affirmer ces vérités auxquelles je crois et qui sont si souvent attaquées. Cet après-midi, dans la salle des profs, un collègue s'est mis à me parler de Rousseau et du "Contrat Social". Il a d'emblée attaqué fort, racontant ce qui m'a semblé être de grosses inepties, sur Rousseau, affirmant qu'il serait à l'origine des régimes dictatoriaux. Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai démarré au quart de tour, partant dans de grandes envolées sur la liberté, la "volonté générale" et la fondation de la société par l'autonomie de la volonté... Enfin, je me suis lancée dans mes grandes idées. Mon collègue s'est mis à me regarder, amusé : "je te provoque là, Eva !". Je n'ai compris qu'alors qu'il n'avait cherché en effet qu'à me provoquer pour voir jusqu'où j'étais capable d'aller. J'ai eu l'impression alors qu'il n'avait voulu que me voir devenir passionnée, et qu'il s'en fichait pas mal de Rousseau. Je me suis sentie alors un peu stupide.
Je ne sais pas ce que j'ai ainsi à devenir spontanée d'un seul coup, à m'enthousiasmer pour des grandes causes et à m'y lancer aveuglément, alors que jusqu'à maintenant j'avais toujours veillé à "avancer masquée" comme Descartes afin de toujours savoir si la terre sur laquelle je mettais le pied était ferme. Cette transformation est plutôt bien, vas-tu me dire. C'est un peu comme si ma sensibilité n'était plus au fond de moi, mais était remontée à fleur de ma peau. Ca me fait encore tout drôle. C'est pour cela que j'en parle ici.
Eva.