Bonsoir Fred (ou son fantôme...),
Toute la semaine, j'ai été avec un appareil photo dans la main ou devant moi. J'ai souri, pris la pose, regardant la ronde lentille de l'objectif. J'ai recherché de nouveaux angles de vue et de belles couleurs dorées pour faire apparaître de nouveaux regards. Quand je n'ai eu plus personne à photographier, ni plus aucun lieu, je me suis tournée vers Hannah, jouant avec elle pour la faire sourire, autant que peut sourire un chat.
Mais au bout de la 38ème photo prise, j'ai commencé à me poser des questions, vu que ma pellicule ne comprenait que 24 poses. En ouvrant l'appareil, je me suis aperçue en effet que la pellicule s'était mal enroulée et qu'au lieu de 38 je n'avais pris aucune photo. A chaque fois que j'appuyais sur le bouton, je ne faisais en réalité qu'enrayer un peu plus le mécanisme de l'appareil.
Ces 38 photos virtuelles m'ont fait réfléchir. En jetant la pellicule abîmée, je me suis demandée si ce n'était pas cela la vie : s'appliquer pour prendre des bouts de vie dans la lumière d'un regard, y mettre toute son énergie, tout son espoir, toute sa persuasion, imaginer le résultat, espérer encore, attendre... et puis... et puis plus rien. Et puis plus rien qu'un bout de film noir, froissé et inutilisable. Passer du temps à impressionner sa vie sur une longue pellicule... et au final perdre ces impressions dans l'oubli et la noirceur d'une image vide. Vivre et passer dans cette vie en criant pour y laisser des traces, des mots, des images, des idées... et puis... et puis rien. Rien que l'oubli. Rien que le vide.
L'obscurité vaine de la pellicule froissée m'a soudain fait peur. J'ai refermé l'appareil photo, sans pourtant y glisser cette fois ci de film. Je me suis mise à observer ce qu'il y avait autour de moi, ai concentré mon regard sur le monde qui respirait à mes côtés, et ai appuyé sur le bouton. J'ai entendu le bruit caractéristique de la prise de vue. J'ai regardé encore, me suis appliquée de toutes mes forces, concentrée sur ce qui apparaissait derrière le cercle de l'objectif. Et j'ai appuyé une nouvelle fois sur le bouton d'enclenchement. Puis encore une fois, encore une fois. Prendre des photos sans jamais voir ces photos. Croire emprisonner des morceaux de sentiments et en réalité ne jamais les attraper pour de vrai. Penser attraper des rayons de lumière, mais en fait évanouir ces éclats de soleil dans l'absence et l'invisibilité d'une apparence inexistante. Je me suis dit que même si c'était cela la vie, il fallait tout de même continuer à mettre toutes ses forces dans un regard et à appuyer sur le bouton, afin de capturer ces bouts transparents de vie. D'une vie malgré tout.
Eva.