23 mars 2000

Il y a une scène dans un film de François Truffaut qui m'a toujours profondément marquée et que j'ai gardée en mémoire longtemps après l'avoir vue. Il s'agit du personnage fétiche de Truffaut, Antoine Doisnel, alias Jean-Pierre Léaud. Je crois que c'est dans Baisers volés. Antoine Doisnel, jeune homme (ce n'est plus l'adolescent rebelle des 400 coups), est dans sa salle de bain, le visage face à un miroir. Il se regarde, yeux dans les yeux, et d'une voix articulée qui se veut assurée, il répète son nom : "Antoine Doisnel, Antoine Doisnel, Antoine Doisnel, Antoine Doisnel, Antoine Doisnel, Antoine Doisnel, Antoine Doisnel, Antoine Doisnel..." La scène doit durer ainsi cinq bonnes minutes. Image fixe sur un regard fixe. Image figée d'un homme à la découverte de lui-même. Il naît de cette séquence un certain malaise chez le spectateur. La scène a quelque chose d'absurde : pourquoi le personnage répète-t-il ainsi avec une telle obsession son nom ? Pour se persuader qu'il existe ? Pour affirmer sa présence ? Lorsque j'ai vu la première fois cette image, j'ai eu une sensation de vertige devant cet homme comme au bord de lui-même.

Ce soir, c'est moi-même qui suis allée dans la salle de bain. Je me suis mise devant le miroir de l'armoire à toilette. J'ai fixé le regard de la personne qui se reflétait dans la glace. Je l'ai fixé avec tant de force et de certitude qu'au bout d'un certain moment, la pupille bleue des yeux est devenue entièrement noire. J'avais en face de moi un regard noir, presque effrayant, tant l'affront semblait imposant. J'ai posé ma voix et j'ai répété pendant un long moment mon nom : "Eva Fredette, Eva Fredette, Eva Fredette, Eva Fredette, Eva Fredette, Eva Fredette, Eva Fredette, Eva Fredette, Eva Fredette, Eva Fredette." Le vertige a commencé à gagner en moi, mais j'ai continué tout de même. M'imposant toujours cette voix forte et assurée. Puis j'ai arrêté et j'ai commencé les exercices proprement dits. Des exercices que je n'avais pas cette fois-ci trouvé dans un film, mais qui, bien que venant du fond de moi-même, avaient été imposés par ce que j'ai pu vivre ces derniers temps. Le principe était de toujours garder la voix pleine d'assurance que j'avais réussi à adopter quelque temps plus tôt. Avec la même puissance dans le ton de la voix, j'ai affirmé : "Non". J'ai affirmé un non, donnant à mon refus la même puissance d'ouverture qu'un oui d'acceptation et de prise de position. J'ai répété longtemps : "Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non.". Puis j'ai enchaîné, comme en faisant des gammes : "Je veux. Je décide. Je pense. J'affirme.". Ensuite, changeant d'octave : "Je ne veux pas. J'interdis. Je refuse.". Tout cela en le répétant une bonne dizaine de fois à chaque fois, bien entendu.

A la fin de l'exercice, mes yeux étaient encore plus noirs qu'au début. J'ai même dû les fermer tellement ils m'ont fait peur. Je n'étais pas Antoine Doisnel partant à la conquête du monde, mais Eva Fredette partant en quête d'elle-même, mais décidée, pour une fois, à aller jusqu'au bout de ses choix et plus encore de les affirmer haut et fort. Je voulais voir dans ce miroir la personne que je veux montrer aux autres, et non pas celle que je fréquente tous les jours. Je voulais que les exercices du miroir me donnent l'assurance et la confiance que je ne parviens pas à trouver.

Mais j'ai été reprise de vertiges. Au bord de moi-même, je n'ai pas réussis cependant à me trouver. Je suis sortie de la salle de bain en baissant les yeux, d'un pas hésitant : c'était la même personne que celle qui y était entrée qui en sortait alors. La même... exactement la même...

Eva.

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