11 mai 2000

J'avais besoin d'acheter une cartouche d'encre noire pour mon imprimante. Rien de plus banal. Celle utilisée était presque vide, et je n'aime pas penser qu'elle pourrait bien rendre l'âme dans un moment tragique (quelques minutes avant de partir donner un cours par exemple). Cela m'est déjà arrivé, et c'est une expérience peu profitable à mes pauvres nerfs. Bref, j'avais besoin d'acheter une cartouche d'encre.

J'échange mon sac à main contre un sac à dos, troque mes chaussures à talons contre de vieilles baskets, et enfourche mon petit vélo, la jambe alerte, le coeur serein, me réjouissant à l'idée que je serai rentrée pour finir mon cours dans une vingtaine de minutes. Jusque là, rien de plus banal.

Mon petit vélo et moi volons à travers Evaville, libres et légers, bravant le vent d'été parfumé par la douce senteur des pots d'échappement. Il est 17 heures et c'est l'heure de pointe : tous les monsieur et les madame rentrent dans leur foyer, heureux d'avoir passé la journée à travailler dans la joie et la bonne humeur, sous les ordres d'un patron qu'ils adorent et pour un salaire de rois. Bref, nous roulons autour de gens tranquilles, calmes et confiants, comme sont tous les gens en fin de soirée un jour de grosse chaleur dans une grande ville.

Mon vélo, facétieux, un peu comme sa conductrice, me fait passer devant la gare. Par hasard, comme ça. Mais il me vient alors la sublime idée d'aller chercher le billet de train qui m'emmènera en week-end demain soir. D'habitude, je fais cela au dernier moment, et j'ai des sueurs froides lorsque, attendant dans la file au guichet pour acheter mon ticket, je vois le train partir tranquillement au loin. Je me dis donc, naïvement, que pour une fois je prends là une bonne décision en prenant les devants et m'évitant ainsi les angoisses habituelles. Je me mets donc dans la file d'attente du guichet B. A vue d'oeil, c'est le guichet qui a l'air le moins pris : il y a seulement devant moi trois vieux pépés et une petite dame blonde décolorée. Rien de plus banal, vous dis-je. Seulement voilà, les petits pépés - je le comprends bien vite - n'ont pas l'habitude de prendre le train. Les réductions ? Les périodes bleues ? blanches ? Les réservations ? Les changements ? Tous ça, ils ne savent pas ce que c'est, alors il faut leur expliquer. Et cela prend 5 min.... 10 min............. puis 15 min. " - Oui, Monsieur, vous prenez le 10 h 04 pour Paris, ensuite vous changez de gare... Oui, Monsieur, il vous faudra prendre le métro... Non, Monsieur, pas besoin de ticket, vous avez une contremarque gratuite. Ensuite vous prenez ce deuxième train qui vous mènera à Trifouilli-sur-plage à 16 h 46... Quoi Monsieur ?... Non, ce n'est pas ça, on recommence..." Et puis bien sûr, la machine est en panne et il faut tout recommencer sur une autre ("vous m'aviez dit première ou deuxième classe ?"). Et puis, il va sans dire, il a fallu pour cela changer de file et refaire la queue au guichet A, après un bon quart d'heure d'attente au guichet B. Oui, rien de plus banal... La petite dame blonde devant moi qui n'arrête pas de me sourire et qui veut de toute évidence engager la conversation avec moi est bien d'accord. Et puis il y a le monsieur à la mallette, déjà là bien avant moi au guichet C, qui exulte et qui ne tarde pas à injurier le monsieur du guichet ("C'est pas possible, vous faites mal votre métier !"), prenant à parti la fausse blonde devant moi et le vieux pépé qui va à Trifouilli ("C'est un scandale ! Je vais me plaindre votre chef ! Vous allez m'entendre ! Et la SNCF..." [non, là je coupe, car mon nouveau statut de fonctionnaire m'impose un "devoir de réserve" et m'interdit de rapporter de propos aussi outrageants]. Le monsieur du guichet, derrière sa vitre et devant son ordinateur qui ne marche pas, n'apprécie pas du tout - mais pas du tout - les compliments du monsieur à la mallette, et le lui fait savoir. A ce moment là, j'ai préféré me boucher les oreilles car c'était pas beau à entendre. J'ai regardé la fausse blonde devant moi bien dans les yeux afin de lui faire comprendre qu'il ne fallait surtout pas s'en mêler et que tant pis si le monsieur à la mallette cassait la vitre pour aller taper le monsieur du guichet C. Nous, nous étions dans le guichet B, et il n'y avait qu'une chose à faire : montrer aux trois vieux pépés comment on fait pour composter son billet et les pousser, de gré ou de force, dans leur fichu train pour Trifoulli-sur-plage.

Rien de plus quoi disais-je déjà ?

Bref, trois quart d'heures après, je suis enfin parvenue au supermarché. Direction "rayon informatique". Là bas, il n'y avait pas de vieux pépés, ni non plus de monsieur en colère, alors on peut croire qu'on respirait mieux. Mais le problème, c'est qu'il n'y avait pas de cartouches Lexmark, Black 12A1970. Il y avait des cartouches Lexmark de couleur 12A1980, et puis aussi des Canon BCI21, des Epson qualité photo et même des Pélikan. Mais pas de Lexmark 12A1970. Et vous devinez bien que c'est une Lexmarck 12A1970 que je voulais, et pas une autre. Alors en fait on ne respirait pas bien du tout.

Du coup, mon petit vélo et moi on est reparti tous penauds. Et puis en colère aussi. D'accord, pas autant que le monsieur à la mallette, mais quand même. Il n'y avait pas de quoi pourtant : au-dessus de nous il y avait un magnifique orage, avec pleins d'éclairs et plein de pluie aussi, si bien que mon vélo et moi, inondés par les gouttes d'eau qui nous fouettaient au visage (et au guidon), nous ne voyions plus notre route, et donc ce qu'il y avait sur notre route - des monsieur à mallette exultant dans leur voiture, des pépés avec des cannes traversant tout doucement en dehors des clous, et des fausses blondes cherchant à tout prix à vous faire la conversation.

Bref. Rien de plus banal tout ça... Ce sont juste les joies de la vie quotidienne dans le monde moderne.

Eva.

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