23 mai 2000

J'ai une habitude dont je n'arrive pas à me défaire : celle de faire des listes classant par ordre de priorité ou d'urgence ce que j'ai à faire. Chaque jour, je fais une nouvelle liste, et même parfois - cela m'est arrivé - plusieurs par jour. Je note scrupuleusement tout ce que je veux faire dans la journée, dessinant à côté de l'activité visée un petit rond ou un petit carré que je coche tout aussi scrupuleusement lorsque la chose prévue a été accomplie. J'inscris quasiment toute ma journée sur ces listes. Sur celle d'aujourd'hui, il y a le titre des cours que je voulais préparer (avec chaque sous-partie détaillée), le mot "moyennes" qui signifie que je dois calculer les moyennes de mes Poulpes, et un laconique "aller à la bibliothèque". Je me force tout de même à ne pas y noter des choses aussi futiles que "se laver les cheveux".

Vous pourriez me féliciter d'un tel souci d'organisation et d'ordre. Seulement, c'est un peu plus compliqué. Car cette habitude de tout mettre en liste a quelque chose d'obsessionnelle. Je ne fais pas de liste pour les produits à acheter au supermarché, ni pour les affaires à emporter en vacances, mais seulement pour tout ce qui a un rapport avec le temps. Ces listes ne sont pas simplement des aide-mémoire. Ce sont des tentatives illusoires pour retenir le temps. Je m'imagine qu'en prévoyant chaque geste de la journée je pourrai maîtriser le temps et l'empêcher de me glisser entre les doigts. En matérialisant les projets de mes journées sur un bout de papier, j'ai l'impression d'avoir sur ces journées un fabuleux pouvoir : celui de solidifier le temps afin de réussir à le mettre à ma mesure - c'est-à-dire à la mesure de mes désirs et de mes projets. Sur ces listes, il n'y a pas de place pour l'inconnu et l'imprévu. Au contraire, il y a un si grand nombre de desseins qu'à la fin de la journée je ne parviens jamais à cocher tous les petits ronds de mon tableau. Alors je refais une nouvelle liste pour le lendemains. Parfois, les prévisions sont données pour toute une semaine, voire un mois entier. A la fin, un tas de papiers de brouillons s'entassent sur mon bureau, tous troués de petits ronds et de grosses croix (et parfois couvertes d'une autre écriture que la mienne).

Sur les vieilles églises, on trouve souvent cette inscription : "Memento mori"... rappelle toi que tu vas mourir. Ces maximes étaient gravées dans la pierre à ces temps bénis où les montres n'existaient pas pour rappeler à chaque fidèle qu'il était mortel et que son existence avait irréductiblement une fin que son orgueil humain trop humain ne devait pas lui faire oublier. Mes listes à moi sont autant de "memento mori". Quand je m'acharne à aligner des projets disciplinés par de petits ronds qui attendent d'être remplis, c'est un peu comme si je me mettais en tête ce souvenir qui n'est pas une mémoire du passé, mais une mémoire de l'avenir. Cocher des ronds sur une feuille, c'est un peu comme cocher des jours sur des calendriers, non pas pour se réjouir du temps enfin écoulé, mais pour avancer plus sûrement vers le temps à venir. Mes listes sont des tentatives plus ou moins conscientes pour intérioriser ce terrible avertissement accueillant tous les mortels. Lorsque je fais une croix dans chacun des ronds, je me rappelle que je vais mourir, et j'essaie, maladroitement, d'empêcher l'application de ce décret divin. Ces listes sont un memento pour ma vie. Elles me disent : rappelle toi que tu es en vie et que cela ne durera pas toujours, alors essaie de remplir à ras bord ta vie, pour ne rien en perdre.

Je n'arrive jamais à faire tout ce qui est inscrit sur ces colonnes. Heureusement, car j'ai l'impression que lorsque je serai enfin parvenue à accomplir tous mes projets, je serai morte.

Eva.

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