J'arrête pas de bosser en ce moment. Je fais facilement des journées de dix heures, sans décoller de mon ordinateur. Pourtant, il fait beau dehors. L'été devrait m'appeler pour faire mille choses plus excitantes que regarder dans les yeux un P.C. D'ailleurs, la grande majorité des élèves ont répondu à cette convocation estivale, et pensent déjà aux vacances. Ils sont nerveux, agités, et puis un peu las aussi. Cela fait longtemps que les deux tiers de mes Poulpes ont abandonné tout véritable travail avec moi, préférant ménager leurs efforts pour réviser des matières à plus haut coefficient au Bac.
Mes élèves se fichent pas mal de mes cours (et ils ne se privent pas de le faire savoir), mais, c'est à n'y rien comprendre, moi je prends très au sérieux ces cours et je les prépare avec plus de rigueur encore que d'habitude. Je leur fais de beaux petits polycopiés, des résumés de cours, des synthèses de vocabulaire. J'ai même prévu de leur faire un petit questionnaire pour réviser toutes les notions au programme et pour qu'ils fassent le point sur leurs connaissances. En gros, je travaille pour eux... si ce n'est même à leur place. Car il faut l'avouer : je suis aussi stressée par le Bac que si c'était moi qui le passais une nouvelle fois. J'ai peur de ne pas finir le programme. J'ai peur de mal leur expliquer une idée essentielle. J'ai peur qu'ils oublient la méthode à laquelle ils se sont exercés toute l'année. J'ai peur que le jour de l'épreuve ce soit un sujet jamais abordé en cours qui tombe. Toutes ses frayeurs ne sont pas fondées et montrent encore une fois que je ne sais pas prendre tout cela à distance.
Heureusement, ce qui me sauve, c'est que je ne ressens pas mon travail comme une contrainte. Mais j'aime ce que je fais. Aujourd'hui, j'ai appris des choses que je ne connaissais pas, que je n'avais jamais vu dans ma scolarité. J'aime ainsi découvrir de nouvelles théories et voir se construire devant moi des visions du monde inédites. Mon horizon semble alors soudain s'ouvrir lorsque je comprends comment d'autres avant moi ont conçu le monde dans lequel ils vivaient. Cette lumière qui jaillit du fond de l'ignorance sur de nouveaux concepts éclairant une nouvelle portion de la nature me réchauffe. J'ai presque l'impression de pouvoir dominer une petite partie de l'univers. L'espoir fou me vient alors que je pourrai comprendre pourquoi je suis là et ce qui est à côté de moi.
Aujourd'hui, c'est sur les géométries non-euclidiennes que je me suis penchée. L'idée que par un point pouvait passer une infinité de droites parallèles à une autre droite donnée m'a plongé dans un abîme de perplexité. J'ai passé une bonne partie de l'après-midi à imaginer ce que pourrait être un monde où les plans seraient courbes. Cela paraît si fou, si fou parce qu'en même temps si cohérent, donc si vrai, que cette idée m'a donné le vertige. Ce vertige bien connu ressenti lorsque je suis au bord d'une autre réalité - d'une autre façon de voir la réalité du moins. Ce n'est pas un vertige qui fait peur. Au contraire, c'est un vide dans lequel j'ai à chaque fois envie de plonger.
Pour finir sur ces considérations mathématiques, je voudrais vous poser une petite devinette :
Un chasseur quitte son campement le matin à huit heures et fait dix kilomètres vers le sud. Bredouille à midi, il fait encore dix kilomètres vers l'est. Arrivé là, il tue un ours, et à quatre heures fait dix kilomètres pour revenir à son camp de base.
Question : quelle est la couleur de l'ours ?
Vous avez une idée ? Je vous promets que ce n'est pas une mauvaise blague, mais c'est très sérieux. Si vous avez la solution,
dites-là moi !
Eva.