Il y a des phrases à ne surtout pas prononcer lorsque l'on est en présence de professeurs - des phrases-bombes que leurs auteurs font mime de prononcer en toute impunité et en toute innocence. Lorsqu'un prof ose évoquer les difficultés de son métier, il peut ainsi entendre une de ces fameuses phrases : "
oui, de toute façon avec les vacances que vous avez...". Dans l'esprit de celui qui la prononce, cet énoncé est l'expression d'une parfaite justification - même si c'est en réalité plus un cri du coeur qu'une accusation fondée. Ce type de phrases est insidieux. Certes, elles sont parfois prononcées ouvertement et violemment, comme encore tout à l'heure dans la bouche de cet élève que j'entendais dans le bus se vanter avec fierté du discours de son père qui visait à démontrer que "
les profs, y foutent rien". Là, la hache de guerre est clairement lancée - en plein front (quoi qu'il reste à voir si le dit Papa irait affirmer ces soi-disant vérités directement à un professeur de son fils, en face à face...). Mais, la plupart du temps, les accusations sont beaucoup plus captieuses et perfides. Elles ne viennent pas d'une catégorie de personnes en particulier et bien identifiables, mais sont l'expression d'une voix populaire informe et indéterminée. Tu entends cette voix lorsque tu vas chez le boulanger par exemple, comme ça, au détour d'une phrase : "
ah oui, vous, vous avez du temps au moins pour faire ce que vous voulez ! vous avez pas des heures de bureau comme les gens normaux...", ou, plus ouvertement :
c'est un métier peinard, vous êtes tout le temps en vacances... quand vous ne faites pas la grève !". Si vous écoutez bien dans les conversations familières, vous en entendez souvent des phrases comme ça. C'est un discours banal, répandu, dont ceux qui le propagent (qu'ils soient
ministre ou pas) trouvent une écoute fidèle dans l'ensemble de la population. Il y a même de ce discours une version politisée : "
les profs, ils sont tous de gauche et tous syndiqués" - confirmant encore plus dangeureusement la propagation des préjugés.
Oui, c'est vrai, nous avons deux mois de vacances, et nous faisons des pauses toutes les sept semaines. Oui, nous ne donnons que 18, voire 15 heures, de cours par semaine. Oui, nous ne sommes pas obligés de pointer tous les matins de la semaine à heures fixes. Oui, notre emploi est sûr pour toute la durée de notre carrière, quoi qu'il arrive.
Mais il y a tout le reste...
Tout le reste, c'est l'impossibilité de choisir la région où l'on veut habiter, et être souvent obligé d'être séparé de ses proches. Ce sont les heures que l'on passe à préparer les cours (en moyenne, pour moi, trois heures de préparation pour une heure de cours... mais je suis lente, il est vrai). Ce sont les copies que l'on corrige [admettons qu'un prof a cinq classes d'environ 30 élèves chacune, qu'il donne trois devoirs par trimestre, et qu'il passe environ 20 min sur chaque copie... cela lui fait, si mes calculs sont bons (mais j'espère que je me trompe) 450 heures de plus par an]. Ce sont les conseils de classe interminables, où tout le monde se dispute pour savoir si Untel qui n'a rien fait de l'année doit passer ou pas dans la classe supérieure. Ce sont les bulletins et les livrets scolaires à remplir...
Et puis, tout le reste, ce sont aussi ces face-à-face parfois hargneux contre des jeunes qui remettent en cause votre place et vous fait vous remettre régulièrement en question. C'est ce mur contre lequel vous vous heurtez et qui est composé de visages scandalisés parce que vous les forcez à réfléchir. Ce sont ces résistances à sortir de l'ignorance et du préjugé et ce refus affirmé de comprendre, voire d'entrevoir, le monde que vous voulez ouvrir à des âmes fermées.
Je dis tout cela comme un coup de colère contre ceux qui prétendent comme le Papa du gamin dans le bus qu'on ne fout rien. Car aujourd'hui, j'ai passé plus de neuf heures au lycée - pas pour me cultiver et préparer des cours, mais pour remplir des bulletins et faire des moyennes. J'ai appris aussi que j'étais convoquée pour corriger 110 copies du bac et faire passer des oraux (et donc que je ne serai pas en vacances avant le 12 juillet), et ce à 70 kilomètres de chez moi, à Bacville - ville inaccessible en train depuis Evaville et qui paraît bien lointaine à mes yeux de pauvre piéton non motorisé. J'ai aussi entendu de la part de mes Lions que ce n'était pas la peine de bosser, parce que "le bac, il le donne à tout le monde" (même à eux, qui cumulaient à peine 30 % de réussite au dernier bac blanc), et que de toute façon mes cours, c'était du "bourrage de crâne"...
J'ai vécu tout cela aujourd'hui, et pour quelqu'un qui a tant de chance d'avoir tant de temps et qui "se la coule douce", je me trouve, moi, bien fatiguée ! Je raconte tout cela ce soir, d'abord pour évacuer cette fatigue nerveuse, et puis aussi pour que la prochaine fois que vous entendrez dans une conversation parler ainsi des profs, vous y réfléchissiez peut-être un peu avant d'approuver avec les autres.
Eva.