S'il est si difficile de parler de soi, c'est que le moi n'est pas une
entité fixe et immobile, mais au contraire une réalité fluctuante et
mouvante. Le moi ressemble plus à un océan qu'à un lac, si l'on veut prendre
une image aquatique. L'eau du lac est calme, reflétant dans sa platitude la
nature qui, elle, change autour de lui. L'eau de l'océan, au contraire, est
sans cesse renouvelée : au creux d'une vague, c'est une nouvelle humeur qui
surgit à chaque fois, si bien que devant la "
mer toujours recommencée",
même le marin ne sait jamais à quoi s'attendre. Le moi est ainsi analogue à
un paysage maritime : tout en étant toujours lui-même, jamais pourtant il ne
se ressemble, ni même ne se reconnaît.
Mon moi à moi paraît ainsi à mes yeux océanique. Je n'arrive pas bien à me
fixer pour définir ce que je suis - qui je suis. A peine puis-je parvenir à
approcher ce qui ressemble à mon essence, déjà celle-ci se modifie et ne se
relève être qu'un accident, qu'une caractéristique singulière et datée, et
non pas substantielle. Je suis, mais dès que j'essaie de me saisir, déjà je
ne suis plus ce que j'étais, et lorsque j'essaie d'écrire ma psychologie je
suis tout de suite perdue.
Je voulais ainsi parler ce soir d'une partie de moi - de ma paresse, de ma
nonchalance, de mon attentisme. Mais si je voulais écrire cette phrase "je
suis paresseuse", ainsi notée, dans cette forme affirmative qui prendrait la
forme d'une vérité générale, elle serait erronée. Je ne suis pas paresseuse,
puisque j'ai passé les deux tiers de ma vie à travailler, alors que personne
ne m'y a jamais forcé. De la même façon, je ne suis pas nonchalante, puisque
j'ai du mal à rester trop longtemps en place et que je me lance avec une
certaine ardeur dans ce que j'ai décidé de faire. Et puis je ne suis pas
attentiste non plus, puisque je suis prête à escalader des montagnes, pour
peu que l'on me montre le chemin. Tout cela est vrai. Et pourtant, il est
vrai aussi qu'il y a en moi de la paresse, de la nonchalance et de
l'attentisme. Puisque je peux passer des journées entières devant la
télévision, faisant se succéder devant mes yeux tous les programmes les plus
affligeants qui puissent exister sur les chaînes françaises. Puisque je
reconnais que je laisse parfois les autres agir à ma place et que j'aime que
d'autres que moi prennent les décisions. Puisque souvent je me surprends à
attendre que ma vie entière change enfin, alors que je ne fais rien pour que
le moindre tournant soit amorcé.
Donc, qui suis-je ? Si je suis tout cela, et en même temps je ne le suis pas
? Comment me définir, si aucun trait tangible et essentiel ne peut parvenir
à fixer mon caractère et ma réalité ? Comment me cerner, si moi-même je
n'arrive pas à faire le tour de ma personnalité, et si je tourne en vain
autour de moi-même ? Comment me retenir dans une proposition générale, si à
chaque énoncé, déjà je fuis après loin de celle que j'étais et que déjà je
ne suis plus ? Comment me comprendre, si moi-même je n'arrive pas à me
prendre toute entière ? Comment me dévisager avec assurance et confiance si
sans cesse je change de visage ?
Eva.