27 mai 2000

S'il est si difficile de parler de soi, c'est que le moi n'est pas une entité fixe et immobile, mais au contraire une réalité fluctuante et mouvante. Le moi ressemble plus à un océan qu'à un lac, si l'on veut prendre une image aquatique. L'eau du lac est calme, reflétant dans sa platitude la nature qui, elle, change autour de lui. L'eau de l'océan, au contraire, est sans cesse renouvelée : au creux d'une vague, c'est une nouvelle humeur qui surgit à chaque fois, si bien que devant la "mer toujours recommencée", même le marin ne sait jamais à quoi s'attendre. Le moi est ainsi analogue à un paysage maritime : tout en étant toujours lui-même, jamais pourtant il ne se ressemble, ni même ne se reconnaît.

Mon moi à moi paraît ainsi à mes yeux océanique. Je n'arrive pas bien à me fixer pour définir ce que je suis - qui je suis. A peine puis-je parvenir à approcher ce qui ressemble à mon essence, déjà celle-ci se modifie et ne se relève être qu'un accident, qu'une caractéristique singulière et datée, et non pas substantielle. Je suis, mais dès que j'essaie de me saisir, déjà je ne suis plus ce que j'étais, et lorsque j'essaie d'écrire ma psychologie je suis tout de suite perdue.

Je voulais ainsi parler ce soir d'une partie de moi - de ma paresse, de ma nonchalance, de mon attentisme. Mais si je voulais écrire cette phrase "je suis paresseuse", ainsi notée, dans cette forme affirmative qui prendrait la forme d'une vérité générale, elle serait erronée. Je ne suis pas paresseuse, puisque j'ai passé les deux tiers de ma vie à travailler, alors que personne ne m'y a jamais forcé. De la même façon, je ne suis pas nonchalante, puisque j'ai du mal à rester trop longtemps en place et que je me lance avec une certaine ardeur dans ce que j'ai décidé de faire. Et puis je ne suis pas attentiste non plus, puisque je suis prête à escalader des montagnes, pour peu que l'on me montre le chemin. Tout cela est vrai. Et pourtant, il est vrai aussi qu'il y a en moi de la paresse, de la nonchalance et de l'attentisme. Puisque je peux passer des journées entières devant la télévision, faisant se succéder devant mes yeux tous les programmes les plus affligeants qui puissent exister sur les chaînes françaises. Puisque je reconnais que je laisse parfois les autres agir à ma place et que j'aime que d'autres que moi prennent les décisions. Puisque souvent je me surprends à attendre que ma vie entière change enfin, alors que je ne fais rien pour que le moindre tournant soit amorcé.

Donc, qui suis-je ? Si je suis tout cela, et en même temps je ne le suis pas ? Comment me définir, si aucun trait tangible et essentiel ne peut parvenir à fixer mon caractère et ma réalité ? Comment me cerner, si moi-même je n'arrive pas à faire le tour de ma personnalité, et si je tourne en vain autour de moi-même ? Comment me retenir dans une proposition générale, si à chaque énoncé, déjà je fuis après loin de celle que j'étais et que déjà je ne suis plus ? Comment me comprendre, si moi-même je n'arrive pas à me prendre toute entière ? Comment me dévisager avec assurance et confiance si sans cesse je change de visage ?

Eva.

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