18 juin 1999

Bonjour Fredo !

Hier soir, après avoir écrit ma page, je t'ai envoyé un petit mail privé pour te raconter mes déboires de prof (... alors qu'officiellement je ne suis pas encore vraiment prof), et enfin ce matin j'ai pu éclaircir cette affaire et découvrir le fin mot de l'histoire. Mais comme désormais nous avons des lecteurs [CAR HIER NOUS AVONS EU NOS DEUX PREMIERS MESSAGES DE LECTEURS !!!!], il me faut aussi leur toucher un mot de cette histoire (quoi que le mot "histoire" soit un bien grand mot pour désigner l'incident)... si tu permets que je me répète quelque peu Fred ?

Alors voilà, pour arrondir mes fins de mois, je donne des cours particuliers. Pas très original comme boulot pour un étudiant, mais somme toute plutôt sympa et bien payé. Un jeune homme nommé Charles a donc la chance depuis quelques mois de bénéficier en avant première de mes compétences de professeur. Enfin "la chance", c'est ironique, car pour lui ça a l'air d'être un vrai calvaire ! C'est clair que depuis le début il ne voulait pas de ces cours imposés par son Papa qui un soir, devant le bulletin affligeant de son fiston, a posé le poing sur la table et a déclaré : "mon fils, je vais te payer des cours de français, et en payant c'est sûr que tu vas faire des progrès !" Tu vois donc la scène : d'un côté le Papa veut transformer en génie son fils, de l'autre le fils préfère mille fois mieux profiter de son adolescence dans la vie qui se déroule loin des cahiers et des livres... et au milieu la Maman qui aime bien son mari, mais qui adore aussi son fiston et qui ne cesse de prendre tour à tour le parti de l'un ou de l'autre. Tu comprends par conséquent que moi, projetée dans cette famille un peu compliquée, je suis dans une position plutôt inconfortable. Malgré tout, il me semblait avoir de bons rapports avec Charles. Son problème majeur - à part qu'il ne travaille pas - c'est qu'il ne sait pas bien écrire. Mon boulot était de lui apprendre à faire des rédactions. Tu vas rire, mais j'ai bien pensé l'emmener sur le net, car je ne sais pas si tu as remarqué, mais on apprend malgré soi à écrire sur notre réseau chéri (et moi-même d'ailleurs n'ai jamais autant écrit que depuis que je suis connectée) ! Mais il faut être classique et ne pas trop innover - les pauvres parents qui ont déjà du mal à suivre leur adolescent de fils, ne supporteraient pas son entrée fracassante sur le Web. Donc j'essayais d'employer avec mon élève des méthodes certes classiques, mais que j'espérais motivantes. Mon objectif était d'apprendre à ce jeune homme à aimer ces deux activités qui ont une si grande importance dans ma vie depuis toute petite - la lecture et l'écriture. Je lui ai même offert un roman (payé de ma poche !), espérant éveiller en lui un intérêt nouveau pour les lettres. En fait les cours se passaient plutôt bien. Sauf quand il s'agissait de fixer la prochaine date : il trouvait toujours une excuse pour reporter le cours à la semaine d'après - un truc du genre : "ah non vendredi je ne peux pas j'ai un contrôle de maths/un tournoi de tennis/ma profession de foi/la visite de mon correspondant allemand..." Et je te passe toute la liste des excuses plus ou moins bidons qu'il a pu me donner.

Seulement hier il a fait fort le petit Charles. Car j'ai reçu un coup de fil d'une voix jeune qui m'a dit : "Charles s'excuse, il est malade, il a 36,4° de fièvre et ce n'est pas la peine que vous veniez donner le cours". Sur le coup je n'ai pas réagi (je suis très lente à la détente, en plus d'être dans ma phase de lenteur en ce moment). Mais en y réfléchissant, ça m'a semblé de plus en plus bizarre que ce soit un jeune homme inconnu qui me dise ça et pas les parents comme à l'ordinaire. J'ai raconté ça à mes parents, et, d'un naturel méfiant, ils ont tout de suite confirmé mes doutes : "ça sent le coup monté à vue de nez ça !". J'ai alors imaginé que le "petit" avait envie de faire l'école buissonière et avait mandé un copain à lui raconter des blagues au téléphone, espérant que je tomberais dans le piège. J'ai même pensé qu'il comptait se mettre l'argent destiné à payer mon cours dans sa poche ! Donc ce matin, j'ai joué à quelqu'un que je ne suis pas normalement et, puisque dans cette histoire je suis sensée être l'adulte responsable, je me suis faite moucharde en allant tout raconter à la Maman. Et j'ai appris que se tramait un vrai drame dans cette famille. Charles ne voulait pas aller à mon cours, alors il a payé son frère aîné pour qu'il me téléphone et me raconte ces bobards !! La Maman était effondrée... son petit aurait fait une fugue, ça n'aurait pas été pire ! J'ai eu droit à mille excuses.

Enfin, je n'ai pas compris pourquoi Charles ne voulait pas me voir et a été inventer ce stratagème pour ne pas me faire venir. Je suis pourtant cool comme prof - sûrement bien trop cool en fait. J'ai du mal à faire preuve d'autorité. C'est vrai que je lui donne pas mal de boulot... mais ça n'a pas l'air de le gêner vu qu'il ne le fait pas ! Alors voilà la question que je me pose aujourd'hui : comment peux-tu apprendre des choses à quelqu'un qui n'a pas envie d'apprendre ? Le Papa aura beau payer le meilleur prof qui soit, si le gamin n'est pas décidé à faire le moindre effort, plus encore s'il ne s'est pas rendu compte qu'il avait un effort à faire et que travailler avait un sens... je ne vois pas ce que je peux faire moi !

Qu'est-ce que tu en penses ? Quel élève étais-tu quand tu étais petit ? Tu étais comme Charles et tu m'aurais donné du fil à retordre ?

Enfin, pour me consoler sur ma vocation, je me dis que j'ai dû être utile malgré tout - malgré le refus de mon élève. Je me dis que quelque chose a dû tout de même entrer dans sa tête. Je ne me fais pas d'illusion - le passé antérieur deuxième forme, les subordonnées concessives, l'accord du participe passé... tout cela est certainement parti dans les oubliettes de son cerveau. Mais si seulement il avait retenu une seule chose - je ne sais pas moi, par exemple que le vers "un océan dans une chevelure" est une métaphore utilisée par Baudelaire dans un poème en prose, ou que pour écrire il suffit avant tout d'imaginer... - s'il avait retenu cela, alors je serais contente !

Bon, c'est tout. J'ai assez parlé comme ça. Je vais faire la sieste, ça m'a fatiguée tout ça. Je te laisse donc le site pour les prochains jours, Fred. C'est à toi d'écrire un peu maintenant, voyons ! Ce n'est pas mon site, c'est nôtre site. Alors je veux voir du bleu dans ces pages ! Et je t'en prie, ne sois pas intimidé toi aussi, comme mon élève. Pour écrire, il n'est nul besoin d'être à la hauteur ou pas. Il suffit de se laisser porter par les mots - par ces mots qui sortent de toi. Et la plupart du temps tu n'as pas besoin de les chercher bien loin ces mots. Ils sont là, ils attendent d'être dit, d'être écrit, de s'écrire. J'aurais aimé faire comprendre ça à Charles. Et toi, Fred, ai-je réussi à te donner l'envie d'écrire ?

Mademoiselle Eva va prendre des vacances. Bon week-end et @ bientôt.

Eva.

Précédente Juin Suivante