L'âge adulte.

Bonsoir petit canard (tu permets que je t'appelle comme ça, en référence à la page d'hier ?) !

Notre lecteur, tu sais, celui qui nous écrit, m'a dit qu'à ses yeux Eva était une "femme-enfant", ou plus précisément plus enfant que femme. Et toi, Fred, je sais que tu ne peux pas t'empêcher d'être un petit peu d'accord, hein, avoue !

C'est vrai que j'ai souvent des inquiétudes sur mon âge mental. Tu sais, on en a souvent discuté ensemble. Et tu connais même certaines de mes habitudes peu avouables qui ne sont pas dignes d'un futur professeur de lycée (par exemple celles qui me font regarder le matin des feuilletons américains plus que minables !). Je m'en rends bien compte. L'autre jour, j'avais des copains chez moi. Ils regardaient comment j'avais arrangé mon studio, et l'un d'entre eux s'est écrié : "mais il y a pleins de joujoux chez toi, Eva !". Ben oui, c'est vrai, je l'avoue. Il y avait cette petite marmotte en peluche (souvenir d'un voyage en Autriche où j'ai effectivement caressé de vraies marmottes), cette mignonne petite cigogne blanche et rouge (souvenir de vacances en Alsace, cette fois-ci), et puis aussi ce sablier bleu en forme de poisson (acheté par défi parental : "tu ne vas pas mettre ton argent dans un truc aussi futile, Eva !"... et si je l'ai fait !). Et encore, mon ami n'a pas vu l'aimant-lapin sur le frigo, ni non plus le mouton sautillant caché dans mon P.C. (il faudra que je te montre ça un jour). Ce n'est pas digne de mon âge tout ça, je sais ! Même si le sablier-poisson servait de presse-livre pour faire tenir droit mon dictionnaire grec-français, même si la marmotte est une allusion personnelle à un texte de Nietzsche que j'aime bien...

En fait, plus je vieillis, plus j'ai l'impression de re-devenir enfant, depuis quelques mois. Tu trouves ça logique, toi ? Je suis en phase de régression. "Ne t'inquiète pas, Eva, c'est ça qui fait ton charme justement !", vas-tu me dire ! Non, je ne m'inquiète pas en fait. Je crois pouvoir expliquer cette régression infantile qui me définit depuis quelques temps. C'est comme lorsque tu as un obstacle à sauter : tu recules de quelques pas pour prendre ton élan, afin de sauter plus loin, de l'autre côté du danger. Je crois que j'ai besoin de me sentir un petit plus enfant, car je ne l'ai pas été pendant des années, pour mieux réussir à être adulte, bientôt, dans quelques mois.

Et puis c'est aussi que je cherche la définition de l'âge adulte. Combien de fois je t'ai demandé ce que c'était qu'être adulte, parce que je pensais que toi tu savais mieux que moi ? Et combien de fois avons-nous été mécontents de la définition que nous proposions ? C'est que chacun a à inventer sa propre définition de l'âge adulte, afin de pouvoir lui-même atteindre cet âge. Et si je redeviens enfant parfois, c'est que les définitions des adultes que je vois autour de moi ne me plaisent pas du tout. Si être adulte, c'est être résigné, alors non, par pitié, je ne veux pas le devenir ! Si être adulte, c'est être désillusionné, cynique et pessimiste, alors ça non plus je ne le veux pas.

Je sais que le monde la plupart du temps n'est pas beau du tout, qu'il sait être cruel, même et surtout avec ceux qui l'habitent innocemment. Je sais tout cela. Mais que veux-tu, je veux croire qu'il est possible de changer tout ça. Et que vaut le savoir à côté des croyances - et des croyances de la raison, non pas celles de la religion ? Si avoir des idéaux et des rêves, si vouloir ne jamais cesser de s'émerveiller du monde, et puis aussi si poser des questions que personne n'ose plus poser, c'est être enfant... alors oui, je crois que je veux le rester, ou le redevenir ! Je n'ai pas trouvé encore ma propre définition de l'âge adulte. Mais je garde avec moi celle de l'âge enfant : c'est celle qui dit, comme le chante Jacques Brel, "être vieux sans être adulte". L'enfant que j'ai dans mon esprit n'est pas irresponsable ou inconséquent. Au contraire, il a la légèreté de la vraie responsabilité, celle qui ne contraint ni n'oblige, mais libère et rend sensé.

J'arrête là pour aujourd'hui, et je te fais grâce de la citation philosophique que je voulais te donner. Reculer pour mieux sauter... oui, mais il ne faut pas trop que je recule, car très bientôt c'est mon anniversaire ! Toi aussi, à ta manière, tu recules pour mieux sauter. Va-t-on remporter les championnats de saut en longueur au bout du compte ?

Allez, je te laisse. Il faut que je finisse mon sac pour mes vacances ! A bientôt !

Eva.