Cher Fred, C'est de ton côté comme du mien le silence radio. Je suppose que pour toi aussi les journées sont longues en ce moment, que pour toi aussi le soir tu n'aspires qu'à une chose - dormir. Les journées sont donc longues pour moi, et les semaines paraissent sans fin. Je me demande chaque jour quand va arriver vendredi soir et si, ce jour là, je serai encore debout. Nous sommes vendredi soir. Il me semble que j'ai survécu à cette nouvelle semaine et que je suis encore un peu vivante (pour le moment). Certes, c'est vrai, je suis d'une humeur assez noire, pour toutes sortes de détails, mais je vais essayer de ne pas t'imposer ça à toi. Aujourd'hui a été en quelque sorte une seconde rentrée pour moi. Tu te souviens, je t'avais parlé de cette classe que des autorités supérieures voulaient m'imposer. Ben voilà, c'est eux qui ont gagné, et j'ai dû faire cours aujourd'hui. J'ai dans mon emploi du temps deux heures de plus (pour lesquelles je ne suis pas plus rémunérée, bien entendu...). Quand j'ai appris qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, ça m'a un petit peu effrayée. J'ai regardé la liste des élèves de la classe : seulement quinze noms, mais que des garçons, et un certain nombre avec quelques années de retard (certains ont seulement quatre ans de moins que moi). Leurs têtes sur les photos n'étaient pas non plus très assurantes : tu sais, le genre macho. D'ailleurs, les fiches de renseignements qu'ils m'ont remplies étaient très révélatrices : lorsque je leur ai demandé quels étaient leurs loisirs et centres d'intérêt, la plupart d'entre eux m'ont répondu - je cite en vrac - : "la boxe, le football, les sports mécaniques, les filles, l'électronique..." Mais je n'avais pas le choix, il fallait bien que je me jette dans la fosse aux lions. Mais dans la fosse aux lions, il n'y avait pas d'animal féroce justement. Je t'ai souvent dit qu'il ne fallait pas avoir des préjugés, surtout sur les gens ou les faits qu'on ne connaît pas. Hé bien, cela s'est encore démontré aujourd'hui. Mes lionceaux se sont révélés très gentils. Polis (tu te rends compte, ils disent "bonjour" et "au-revoir" !!!), attentifs, ouverts et intelligents. Certes, il y en a bien un qui m'a demandé si on ne pouvait pas quitter le cours une demi-heure plus tôt, mais il a bien vite convenu avec moi qu'ôter 30 minutes à un cours de 50 minutes, ce n'était pas possible. Certes ils ont un peu râlé lorsque je leur ai dit que dans un cours il ne suffisait pas simplement de parler et de m'écouter parler, mais qu'il fallait aussi prendre des notes sur son cahier. Certes, ils ont comparé Socrate à Manix ou un autre de ces guerriers de science-fiction (je ne connais pas très bien cette mythologie moderne, je le reconnais). Mais j'ai trouvé chez eux un véritable intérêt et une envie d'apprendre. Ils vont peut-être vite se transformer en poulpes, comme mon autre classe - la classe sensée être "facile". Mais, vu que j'ai donné trois heures de cours cet après-midi - deux avec les poulpes, une avec les lionceaux - je peux faire la comparaison : alors que les seconds avaient l'air quelque peu enthousiastes à ce que je pouvais leur raconter, les premiers n'ont pas arrêté de me faire la tête pendant tout le cours, parce que je leur avais rendu un devoir auquel beaucoup n'avaient pas de très bonnes notes, ce qui fait qu'ils m'en voulaient à mort et qu'ils me l'ont bien fait comprendre. Les jours où je déprime sur ma nouvelle profession, parce que mes poulpes m'en ont fait baver, je me demande : "pourquoi n'ai-je pas essayé de dégoter une bourse de thèse et fait un petit doctorat qui m'aurait permis de rester bien au chaud à l'université ?" Je me dis ça par mauvaise foi ou par provocation. Ce serait une solution de facilité. Car au fond, je sais bien que ce n'est pas la thèse de doctorat qui m'apprendra le plus sur la vie. L'enseignement en lycée semble être la meilleure université. J'apprend beaucoup sur moi-même et sur l'être humain depuis presque un mois. Avec une classe d'élèves devant toi, tu ne sais jamais à quoi t'attendre. Jamais. Tu crois avoir bien préparé ton cours, tout est au point, et puis c'est le fiasco. Et vice versa : tu retrouves une attention des élèves justement là où tu croyais l'avoir perdue. Les poulpes sont imprévisibles. C'est déconcertant, mais en même temps quelque peu excitant. Tu ne sais jamais qui tu vas trouver devant toi. Les élèves raisonnent peu, ou alors, si je puis dire, ils raisonnent avec leurs émotions. C'est ce qui me frappe le plus : il y a chez eux plein de0 spontanéité. Ils parlent avec leur coeur à chaque fois. Leurs jugements sont précipités, irréfléchis, mais sûrs d'eux aussi. Je les apprends à ralentir cette précipitation qui les rend vulnérables, à dominer leur émotivité, à interroger leurs certitudes. Je les apprends à réfléchir, à remplacer leurs impulsions par des pensées. J'ai un peu un rôle de dompteur. Je n'ai pas encore réussi à les apprivoiser véritablement. Ils sont encore impétueux, et ils n'ont pas encore bien compris que je ne voulais pas leur ôter cette impétuosité, mais juste la contenir pour leur faire trouver en eux-mêmes une autre qualité qu'ils ont mais ignorent avoir : la capacité de penser, et de penser seul. Bon, c'est vrai, il y a des jours, comme aujourd'hui, où je me dis qu'il me faudrait un fouet de dompteur pour arriver à faire quelque chose de mes poulpes. Mais ça, c'est parce que je suis encore un peu de mauvaise humeur ce soir. Et toi ? Raconte moi qui sont les poulpes et les lionceaux à qui tu es confronté en ce moment !
Eva.
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