Bouvard et Pécuchet |
Dimanche 4 février 2001
Ce qui me laisse toujours impuissante est la bêtise lorsque je la rencontre personnifiée dans un individu. Qu'est-ce que tu peux faire contre la bêtise ? Tu as beau t'insurger, délier toutes les subtilités du raisonnement, ou même faire preuve de la plus contraignante force, rien n'y fera : tu auras toujours en face de toi un sot qui - pire encore - ne s'apercevra même pas de sa sottise et qui restera dans le confort de ses préjugés et de ses certitudes infondées. Tu ne peux pas discuter avec un sot. Il est convaincu qu'il a raison et il refuse tout dialogue, étant donné que le dialogue ne commence pas par la parole (sinon c'est un monologue) mais par l'écoute. La cause du sot n'est pas à défendre. Elle est déjà dans son esprit toute acquise. La bêtise est le règne de l'auto-satisfaction et de l'auto-congratulation. Le sot contemple le petit monde qu'il s'est fabriqué et s'y complaît, incapable qu'il est d'imaginer que le monde, en vérité, pourrait bien être beaucoup plus grand qu'il ne le voit, beaucoup plus riche, et beaucoup plus complexe. Le sot ne voit pas les nuances. Il transforme toute image en caricature, tout argument en argutie et, grossissant les traits, il ne peut contempler les petits détails qui métamorphosent l'ensemble et les rares exceptions qui confirment la règle. Le plus éprouvant n'est pas de rencontrer un tel individu dans une quelconque société : il est toujours possible alors de l'éviter habilement ou bien même d'en rire ironiquement. Non, l'entreprise la plus ardue est de retrouver un sot (ou plusieurs) dans une salle de classe et, qui plus est, d'avoir pour mission de le sortir (de force s'il le faut) du brouillard intellectuel dans lequel il a sommeillé pendant toute la première partie de sa vie. Un Poulpe sot. Il n'y en a pas tant que cela, à vrai dire. La plupart sont butés et ont une force d'inertie difficile à mettre en mouvement, mais la situation n'est jamais totalement désespérée. Tu sais qu'il faudra se donner beaucoup de mal, mais qu'il sera possible de parvenir malgré tout à quelque chose. Sauf pour un ou deux cas incurables. Ceux-là vivent dans leur tout petit monde, sont convaincus de leurs affirmations, quand bien même elle ne sont tissées que de contradictions, ne t'écoutent jamais et sont persuadés que c'est toi qui est bête (et même parfois te le disent franchement). Leur monde est fait de banalités, de phrases toutes faites, de "on dit" frustes et mal dégrossis. Ils répètent le discours de la télévision (et toujours de ce qu'il y a de pire dans le petit écran), colportant les pensées des autres sans aller à leur source. Ils se vautrent dans le préjugé, convaincu qu'en répétant ce qu'ils entendent ils énoncent là une opinion originale et personnelle. Parfois, tu rencontres leurs parents, et là, tu comprends tout. Ayant passé les premières années de leur vie dans un monde étriqué et étouffant toute pensée, ils ne pouvaient devenir que ce qu'ils sont aujourd'hui : de jeunes adultes butés et inconséquents. Et alors, comment faire pour les tirer de leur marasme si eux-mêmes ils ne s'aperçoivent pas de leur petitesse ? Comment leur apprendre à penser, c'est-à-dire inévitablement à se remettre en question et à oser douter de leurs certitudes, si toujours ils se sont laissés bercer par le sommeil intellectuel ? Comment leur donner la sagesse s'ils sont déjà persuadés de la posséder ? Comment les faire sortir de leur monde trop petit s'ils crachent sur le vaste monde dans lequel tu leur proposes d'entrer ? Qu'est-ce que peut un professeur, si optimiste soit-il, contre la bêtise humaine ? Je n'ai pas trouvé le moyen de lutter contre ce fléau encore. Il est trop profondément ancré dans la société pour que je puisse imaginer comment le prendre à revers. Si vous avez une idée, faites moi signe. Ca m'aidera peut-être à survivre aux déprimantes corrections de copies qui me mettent toujours dans un état déplorable...
_______________________________________________ Ce que je lis en ce moment : La Mort d'Ivan Ilitch - Léon Tolstoï. La Nausée - J.P. Sartre (relecture) Ce que j'écoute : France-Musique (mais je coupe les infos économiques, par pitié) Nombre de résolutions tenues : aucune (qu'on me jette la pierre) Chiffre du jour : 110 (grammes de Nutella ingurgités hier devant la télé) |