Volonté de
puissance



pour m'écrire



















































hier demain
Mardi 27 février 2001

Depuis que j'ai la capacité d'avoir conscience de ce que je suis, je me suis toujours sentie moins intelligente et plus faible que la plupart des gens. Du moins par rapport à l'idée d'intelligence et de force que j'aurais aimé avoir et que je voyais chez d'autres. A l'école, dès les classes primaires, il ne m'a jamais semblé que j'étais la première à comprendre les leçons ou les exercices. Je voyais bien qu'il y avait toujours un ou deux camarades qui comprenaient avant moi ou mieux que moi.

Je me souviens d'une fille en CE1 qui s'appelait Aurélie. La maîtresse nous avait mis à côté l'une de l'autre pendant toute une partie devant, parce que les élèves étaient disposés par ordre de taille (le petits devant et les plus grands derrière) : comme nous étions toutes les deux plutôt de petite taille, nous avions été d'emblée désignées pour voisines, bien que nous n'étions pas du tout amies. Plus encore, je n'aimais pas cette fille. Elle faisait partie du clan des "populaires" et en plus elle était très prétentieuse, mettant en avant une assurance et une confiance en elle-même que déjà je n'avais pas. Un jour, elle s'était moquée parce que j'avais mal écrit un mot dans une dictée ("davantage", je crois, que j'avais écrit en deux mots, ou une erreur de ce genre, je ne sais plus). Je ne sais quelle avait été ma réaction alors, mais je me souviens très bien du sentiment d'humiliation que j'avais ressenti, bien que la remarque ironique soit en elle-même bien minime et sans doute sans réelle méchanceté. Pourtant je m'en souviens très bien, malgré toutes les années qui ont passé.

De la même façon, je me souviens de toutes les humiliations analogues que j'ai pu ressentir le long des années, presque à chaque fois à l'occasion d'observations anodines ou portant sur des détails sans vraiment d'importance. Autant l'affront a été infime, autant la marque de la réaction qu'il a provoqué en moi a été malgré tout gravée en mon esprit.

Mais ces sentiments d'infériorité, au lieu de m'enfoncer dans une médiocrité que je redoutais, me rendaient paradoxalement plus forte. Plus je prenais conscience de mes limites et de mes faiblesses, plus je désirais avec acharnement les vaincre et les dépasser. Plus la montagne était haute, plus ma hargne à la gravir était grande. Je ne voulais pas m'avouer limitée à ce que j'étais réellement. Je ne voulais pas accepter d'avouer mes manques et mes impossibilités. Je n'acceptais pas les déterminismes et étais convaincue que ma vie - et plus encore les capacités naturelles qui m'avaient été données à la naissance - étaient malgré tout en mon pouvoir. Cette volonté virulente de lutter contre les obstacles m'a ainsi fait réussir mieux que des gens que j'ai toujours estimés malgré tout plus doués que moi, comme si les limitations intellectuelles ou artistiques ne pouvaient rien contre cette sorte de "volonté de puissance aux accents nietzschéens.

Je parle au passé, mais en réalité je fonctionne encore aujourd'hui ainsi. J'ai l'impression d'avoir passé une partie de ma vie à m'apercevoir avec douleur de mes limites et, de façon concomitante, d'avoir passé l'autre moitié de ma vie à reculer toujours plus loin ces limites avant de transformer la faiblesse en force. A vrai dire, les moments de déprime correspondent très exactement aux instants où cette volonté irréductible fléchit et les buts se perdent. Depuis quelques mois, je traverse, avec des fluctuations, une de ces périodes. Mon horizon est flou. Je ne sais plus très bien vers où je vais, c'est-à-dire que je ne me suis pas clairement fixée l'obstacle à franchir. C'est étrange comme la lutte contre le vide et l'absence se révèle en fin de compte bien plus douloureuse que le combat contre soi-même. Lorsque je me sens faible, je ne peux que vouloir devenir forte. Lorsque je me sens vide, je ne peux plus rien vouloir du tout. Et ne pas vouloir, c'est mourir... Au fond, c'est bien Nietzsche qui avait raison. Pas étonnant que j'ai été nietzschéenne à une certaine époque...

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Ce que je lis en ce moment : Journal (1876) - Marie Bashkirtseff
Conte de fées à l'usage des moyennes personnes - Boris Vian