Tragédie indolente



pour m'écrire






























































hier demain
Mardi 24 avril 2001

Acte zéro, scène zéro.
La chambre à coucher. Il est environ onze heures du matin. Eva, allongée dans un coin du lit, a enterré tous ses bouquins sous des piles de coussins. Hannah, lézardant sur le fauteuil du bureau, le flanc insolemment exibé aux regards, les quatre pattes alignées, a une expression lascive.

EVA, la mine déspérée et le regard cynique - Quand on est un grand philosophe, on dit avec emphase et assurance, le regard rempli d'un orgueil indépassable, que l'Homme (la majuscule est de rigueur : la généralité fait toujours plus grandiloquent) est l'être vivant nécessairement distinct de l'animal parce qu'il ne possède que des facultés libres et perfectibles. L'homme est "l'animal raisonnable", l'être qui a conscient de lui-même et qui ainsi est aussi flexible qu'un "roseau" (pensant bien entendu), l'être qui, au lieu de l'instinct, a une liberté indissoluble... Et patati et patata. (Hannah n'écoute rien, affichant nettement son ennui) Merci Aristote. Merci Pascal. Merci Rousseau. (le ton est ironique) Tous ces messieurs ont voulu nous faire croire que l'homme est une réalité ascendante : toujours en progrès, toujours au-delà de lui-même, bien haut, loin de toutes ces saletés que sont sa corporéité ou sa finitude. Oui, tous ces messieurs ont dit ça. Et je ne te parle même pas des penseurs des Lumières ou, pire, des Existentialistes, qui ont cru à fond aux affirmations qu'ils ont pu développer avec un sérieux insoupçonnable. Ils ont même dit que la grandeur de l'Homme vient de la verticalité de sa stature : ne marchant pas sur quatre pattes, il peut occuper ses membres supérieurs à des activités transformatrices et surtout fixer son regard sur les astres, tout là haut, car le "ciel étoilé" il n'y a que cela de vrai (c'est mon pote Kant qui l'a dit).

HANNAH, daignant ouvrir un oeil. - Hum... Je te sens amère, là, Eva. C'est quoi ce trip ? Tu veux nous montrer l'étendue de ton savoir et nous faire croire que tous ces braves hommes se sont trompés ? Pourtant Aristote et Pascal, ça a toujours été ton catéchisme, ta profession de foi ! Demande à tes Poulpes qui en ont les oreilles rabachées de toutes ces vérités ! Alors quoi ?

EVA, en colère - Ouais, c'est bien à toi de me faire la leçon, saleté de chat ! (Se reprenant) Non, ce que je veux dire, c'est qu'il est certain que tous ces messieurs ont raison (je n'ai pas l'esprit suffisamment révolutionnaire pour m'opposer à eux). Seulement, moi, quand je me regarde, je ne vois rien de "raisonnable", rien de "perfectible", rien de "vertical". Pourtant il paraît que moi aussi je suis un être humain. Mais je ne trouve rien d'ascendant : aucune ascension vers la raison et la pensée, aucun progrès vers le développement des lumières. (soupir) Non, je n'y vois que du descendant.(De nouveau, un long soupir) De la descente en chute libre vers les fonctions animales de l'existence. De la dégringolade sans filet vers une paresse végétative. De l'attirance irrésolue vers un vide aveuglant.

HANNAH, se réveillant du somme qu'a provoqué la longue tirade de sa maîtresse - J'comprends rien !

EVA, toujours sérieuse - Tu devrais pourtant, Hannah. Car l'objet de cette chronique est justement de dénoncer mon propre comportement, qui semble tout entier calqué sur celui d'un animal comme toi. Manger, dormir, jouer, somnoler. Certes, tu remplaces les croquettes par du chocolat et le jeu-de-la-poursuite-du-bout-de-papier par le concours du visionnage de l'émission de télé la plus minable, mais à part ça, ça change pas grand chose. J'ai une existence de chat paresseux ! Et la position d'un chat, ce n'est pas la verticale tournée vers la contemplation théorétique (mouvement d'incompréhension dans le regard d'Hannah), mais horizontale, le nez vers le moelleux du drap.

HANNAH - Ben tu te plains de quoi ? Tu vas pas dire que c'est pas bien d'être un chat, tout de même !

EVA - (laissant échapper un profond devant tant de bêtise animalière)

HANNAH - (de nouveau endormie, donc incapable de voir la réaction d'Eva) Rrrrrrrrrrrrr...

EVA, résolumment excédée - Pff ! C'est pas même possible d'avoir une conversation sérieuse sur la vanité de l'existence et l'indolence de ma propre vie, avec cette maudite bête !

Lumière faiblissante sur la scène, puis noir absolu.
Rideau.


_______________________________________________
Ce que je lis en ce moment : Un animal doué de raison - Robert Merle
Mrs Dalloway - Virginia Woolf
L'univers, les dieux, les hommes- JP Vernant
Ce que j'écoute : William Scheller
Ma question du jour : comment pourrait-il être possible de transformer ma vie en pièce de théâtre ?