L'iris trompeur |
Vendredi 1er juin 2001
Dans les yeux les plus beaux, on peut se voir et reconnaître dans la silhouette discrète qui danse au fond du regard l'image que l'autre saisit de nous. L'oeil est transformé alors en miroir et celui qui voit est en même temps celui qui donne à voir, renvoyant au moi son image. C'est étrange, c'est toujours dans les regards de ceux que j'aime que je me vois. L'arrondi de mon visage y est outrageusement déformé, exactement comme lorsque l'on se contemple dans des miroirs déformants à la fête foraine ou lorsqu'on s'observe dans le creux d'une petite cuillère en argent. Les yeux de ceux que j'aime sont des spectacles de ma propre apparence sans doute parce que ce sont les seuls que j'ose regarder en face, sans détourner mon regard vers ces régions neutres du visage que sont le front ou le nez. J'aime reconnaître l'obscurité de mon visage grotesquement agrandi au fond d'une pupille noire qui se contracte à ma lumière. J'ai alors l'impression non seulement d'être présente, mais aussi d'être une présence.
Je vois mon image dans les yeux de l'autre. Mais comment savoir ce que cet autre qui, à l'autre bout de son regard a une conscience et une âme, peut bien saisir de moi ? Il y a moi dans son oeil. Mais quel moi ? Il y a mon image dans sa pupille, mais comment apparaît-elle ? Parce que la vision n'est jamais objective étant donné que celui qui voit n'est jamais un objet, observe-t-elle le monde que mon propre moi forme à partir d'un angle qui dilate nécessairement les réalités que je m'imaginais les plus vraies ? Comment savoir ce que je suis au fond d'un oeil. Je sais que je suis au fond de ce regard, mais j'ignore comment procéder pour m'y reconnaître comme je me montre et m'y révéler. Comment voir le monde comme autrui le voit ? Peut-on saisir les choses et les êtres avec la même lumière, la même intensité, la même substantialité que lui-même porte sur les réalités ? Mais au fond, comment pourrais-je faire pour voir mon monde à partir de l'autre, puisque je ne parviens pas à reconnaître mon propre être lorsque je le contemple à partir de mon monde à moi ? Lorsque je me regarde dans les yeux, je ne vois qu'un seul oeil à la fois. Un oeil noir qui renvoie un visage noir. Un iris bleu qui reflète un arrondi sans couleur. La plupart du temps, je ne parviens pas à attraper ce qu'il y a à l'autre bout de mon regard lorsque je me contemple yeux dans les yeux.
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Ce que je lis en ce moment : Fictions - Borges Ce que j'écoute : la radio Il y a deux ans.
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