Les eaux
qui dorment
au fond de l'imagination



pour m'écrire

























































































































































































































hier demain
Jeudi 28 juin 2001

Depuis que la chaleur estivale s'est brusquement abattue sur le pays, les corps se sont affaissés, les esprits se sont amollis, et, sous la canicule, tout le monde s'est quasiment surpris à détester l'été nouvellement arrivé. Pour ne pas avoir à commettre un tel sacrilège moi aussi, j'ai décidé cet après-midi d'aller dans l'endroit le plus frais de la ville : la piscine. Scrupuleusement, j'ai revêtu ma panoplie aquatique pour me transformer moins en séduisante naïade qu'en hublot de sous-marin.

Mon maillot de bain une pièce qui, avec ses allures olympiques, aplatit toute la féminité du corps. Mes petites lunettes bleues qui aspirent le contour des yeux pour les rendre ensuite tout rouges. Mon bonnet blanc qui arrache tous les petits cheveux rebelles lorsque je le mets. Le tout si violemment javellisé qu'on en vient à s'apercevoir que le parfum a été gravé dans chacun des accessoires.
ma panoplie aquatique

Cependant, arrivée à la piscine, j'ai tout de suite compris que quelque chose avait changé. Je n'ai pas su tout de suite quoi, mais il était certain que tout n'était pas comme d'habitude. Tout était à sa place - les enfants qui criaient dans le petit bassin, les vieux beaux avec leur gourmette en toc qui paradaient sur le bord du grand bain, les vieilles mamies qui s'essoufflaient à nager la brasse sans mouiller un seul de leurs cheveux... Mais je sentais bien que rien ne serait comme d'habitude.

Ne m'arrêtant pas malgré tout à mon intuition, je suis allée à l'extrémité du bassin et j'ai plongé sur le grand plongeoir. A peine avais-je touché l'eau qu'une violente odeur m'a entourée. Ce n'était pas ce parfum habituel d'hygiène trop chimique. C'était un goût de sel et de sable, une onde de liberté et de fraîcheur.

J'ouvris les yeux, et, derrière mes petits hublots plastifiés, un monde inconnu s'ouvrit à moi. Au lieu de voir apparaître les lignes trop droites du bassin aquatique, je vis un fabuleux lagon. Des centaines de petits poissons multicolores nageaient autour de moi, frôlant mon corps doucement au lieu de s'effrayer. Ils étaient bleus, rouges, jaunes, verts... Chacun semblait avoir dessiné sur ses nageoires un bout de l'arc-en-ciel céleste qu'il avait rapatrié au fond des eaux marines.
poissons au pyjama jaune à rayures noirs

Je n'en revenais pas, intimidée devant la beauté de cette flore marine qui semblait si féerique. L'eau était chaude et transparente. Les parois de la piscine avaient disparu, et, loin d'être retenue par les bornes du bassin rectangulaire, j'étais appelée toujours plus loin, vers un horizon marin dont je ne parvenais pas à voir la fin. Des algues dansaient autour de moi, rendues légères par le mouvement de l'eau qui les soutenaient avec quiétude.

poissons au ventre rouge

Je nageais doucement entre ces algues bleutées et ces poissons tropicaux qui ne semblaient pas faire attention à moi. J'avais peur de détruire cet équilibre harmonieux dans lequel je m'étais soudain trouvée projetée. Avec mon corps trop grand et trop maladroit, je me sentais étrangère à ce merveilleux milieu dont la silencieuse quiétude me surprenait.

poisson jaune
Perdue dans ma surprise émerveillée, je ne vis ce petit poisson arriver droit sur moi. Il était tout jaune - non pas doré, mais jaune très vif exactement comme un canari. Il avait de grandes nageoires au-dessus de ses branchies qui donnaient une forme tout arrondie à son corps. Il aurait ressemblé à un petit ballon jaune d'enfant s'il n'y avait pas ces deux grands yeux globuleux noirs des deux côtés de la crète.

Il vit ma surprise et, amusé, il se tourna vers moi :
- Bravo, Eva, tu es arrivée à nous trouver, finalement. Bienvenue parmi nous !
Il avait un air jovial, comme un bon noceur qui invitait son ami de toujours à une grande fête. Mais en même temps, il était étonnamment calme et sa voix était chaude et rassurante.
- Mais qui es-tu ? Où suis-je tombée ? Quel est ce monde étrange qui se cache au fond de la piscine ? Où sont les autres nageurs ? Pourquoi tout est différent ?
Mes questions étaient désordonnées. Je ne savais par où commencer, tellement mon étonnement était grand.
- Calme toi, Eva ! Surtout, ne sois pas si inquiète. Ce monde est serein et pacifique, tu n'as pas à le craindre. Tu es ici dans ton imaginaire. Ces poissons jaunes et verts sont tes propres créations. Nous sommes nés de toi. Nous sommes la substance de tes rêves et le parfum de tes songes. Nous sommes le prolongement de ta fantaisie.
- Vous n'existez donc qu'en moi ?
Je commençais à comprendre. Mais le petit poisson jaune ne me laissa pas le temps de prolonger ma réflexion.
- Tais-toi, Eva ! Et viens avec nous... Viens !

Il avait dit ce dernier mot sur un ton mystérieux qui n'avait rien d'un ordre, et qui pourtant sembla me contraindre avec une force inouïe. Déjà il avait filé très loin devant moi. Je le suivis. Il nageait très vite, en faisant de petits zigzag, comme s'il titubait. Il avait d'abord été droit devant lui, se faufilant entre de hautes algues brunes. Maintenant, il se dirigeait presque à la verticale vers le fond de l'étendue maritime. "Viens, Eva. Viens !" me criait-il. Et moi je le suivais sans réfléchir, soudainement merveilleusement apaisée.

A chaque coup de brasse, nous rencontrions sur notre passage des poissons sans cesse différents. Des poissons féeriques très fins qui me chatouillaient le ventre de façon malicieuse. Leurs écailles étaient si légères qu'on devinait dans la transparence de leur peau argentée chacune de leurs délicates arrêtes.

D'autres, au contraire, ressemblaient à de vrais clowns. L'un, surtout, était particulièrement comique. Il était tout gris, mais avec des pois blancs bien réguliers de la tête jusqu'à la nageoire dorsale. Le bout de ses nageoires latérales étaient dorées. En nageant on avait l'impression qu'il battait des nageoires comme s'il applaudissait à ses propres blagues. Il avait même une bouche pulpeuse que bien des top-models aurait pu lui envier.
c'est la mode des pois cette année

poisson rayé
Un autre s'amusa à tourner autour de moi. Il avait, lui, de larges rayures noirs qui revêtaient horizontalement ses écailles grises. On aurait pu croire à une tenue de bagnard avec toutes ces zébrures. Mais au contraire, la vitesse et la vivacité avec laquelle il ondoyait autour de moi évoquait une liberté inespérée, aussi insouciante que celle d'un enfant.

Je nageai longtemps dans ces eaux fabuleuses. Je m'y sentais bien, miraculeusement apaisée. Il me semblait que ce milieu aquatique avait toujours été le mien, que j'y étais née, et même que je ne l'avais pas quitté. C'est le lieu extérieur et froid d'où je venais qui me semblait être irréel. Je croyais avec une fermeté imperturbable à la vérité de ce monde sous-marin dans lequel je m'abandonnais. J'allais toujours plus profondément. Très vite, la surface des eaux ne fut plus visible. Très vite, j'oubliai le monde extérieur. Très vite, il me sembla devenir un de ces poissons magiques. Là, à des milliers de mètres sous les mers, la vie me paraissait tout d'un coup prodigieusement simple et facile. Tout était possible. Tout m'appartenait. Il n'y avait pas de limites, pas de barrières, pas de faiblesses. J'étais moi-même sans mensonge. Je me découvrais même plus belle que je n'avais jamais osé le croire. Je me disais que c'était là le bonheur et que j'y resterais jusqu'à l'éternité. Que l'éternité n'existât pas, je ne m'en souciais guère. Plus rien pour moi n'avait de limite. Plus rien ne pouvait me contraindre et me sortir de ma béatitude.

Je nageais ainsi depuis un long moment lorsque je me rendis compte brusquement que le petit boisson jaune au ventre ballonné était parti. Tout d'ailleurs avait disparu. Il n'y avait plus d'algues sauvages, plus de poissons aux multiples couleurs. Il n'y avait plus qu'une vaste béance obscure. Je me mis à frissonner, car la température de l'eau avait brusquement baissé. C'est là, dans cette atmosphère sinistre, que j'ai vu une immense bête, tapie au fond de l'eau, qui me regardait avec des yeux noirs.

les dents de la mer
Il était d'un gris sale et obscur. Sa peau était lisse, mais on la devinait dure et rêche. La gueule était allongée et de grosses dents dépassaient. Nul doute ne faisait que le poisson était un prédateur. Un requin, très certainement. Il avait un air agressif et méchant. Il paraissait prêt à sauter sur moi.

- Qui es-tu ? Que me veux-tu ?
J'étais sur la défensive, faisant semblant d'être assurée alors que je tremblais de peur.
- Je suis l'abîme de la réalité, dit-il d'une voix grave. Je me cache au fond de ton esprit pour te rappeler à l'ordre et t'extirper de tes rêves.
Je ne comprenais rien, mais n'osais le lui dire, de peur qu'il se mette en colère.
- Je suis envoyé par le monde extérieur pour te rappeler que seul celui-ci existe et qu'il est impossible de vivre dans l'univers imaginaire dans lequel tu t'es plongée. Tout ce qui sort de ta tête n'existe pas et il faut que tu le saches, sinon tu risques de te perdre dans ta propre imagination. Reviens parmi nous, Eva. Ne te perds pas dans tes rêves.

Je ne comprenais toujours pas ce que l'animal voulait me dire. Je n'avais jamais vécu aussi bien que dans cette existence féerique perdue au fond de moi-même, et il voulait que je quitte tout cela ? Il m'ordonnait de revenir à la réalité alors que celle-ci m'avait toujours fait souffrir ? Il m'invitait à quitter cette existence aquatique alors que pour la première fois grâce à elle je m'étais sentie chez moi ?

Voyant mon refus et ma révolte, son ton se fit plus dur :
- Tu ne trompes que toi-même, Eva, en croyant que la réalité est là où elle n'est pas. Cesse de te mentir et reviens à la surface. Tu auras beau créer de beaux êtres dans tes rêves aquatiques, tu y seras toujours éternellement seule. La vraie vie est là haut, dehors, et non pas ici. On se noie si on ne remonte pas à la surface pour aspirer l'air. Tu ne peux vivre dans ton imagination. Ce n'est pas un endroit pour vivre !
Ces paroles me glaçaient d'effroi. Non pas parce qu'elles étaient dites avec une force inquiétante, mais parce que je savais bien au fond de moi qu'elles étaient vraies. Néanmoins, je n'avais pas envie de revenir. Voyant mes hésitations, le requin se dit sans doute qu'il fallait m'aider. Il fit mine de s'éloigner, puis se retourna brusquement et fonça sur moi. Sous la violence du choc je fus projetée très loin. Je sentais que mon corps revenait vers la surface de l'eau : j'étais propulsée avec rapidité vers le haut, comme lorsqu'on a sauté tout droit dans l'eau depuis un plongeoir très haut et que le corps malgré vous revient vers le haut.

Bientôt, je sentis l'air de dehors sur mon visage. J'enlevai mes lunettes. Autour de moi, il y avait la piscine avec son odeur d'eau de Javel et ses lignes bleues au fond de l'eau. J'étais revenue comme si je n'étais jamais partie. J'avais envie de pleurer. Je comprenais que le monde des poissons dans lequel je m'étais baignée n'existait pas.

J'étais là, au milieu du grand bassin, me rattachant à un plot jaune pour ne pas couler, quand soudain je vis un jeune homme à côté de moi. Je ne l'avais pas vu arriver. "Ca va mademoiselle ?", me demanda-t-il en souriant. Mes yeux contemplèrent longtemps ses lèvres qui souriaient. "Oui, je crois que ça va. Maintenant.".

Peut-être y a-t-il aussi des heures magnifiques à vivre dans la réalité aussi ? Peut-être... Je l'espère tant...



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Lieu où se trouve cette fameuse piscine : au rez-de-chaussée du musée d'Art d'Afrique et d'Océanie,
à Paris, métro Porte-Dorée, dans la salle des aquariums
Attestation de vérité : oui, ça s'est vraiment passé comme ça...
enfin presque...

Il y a un an.