Hier, une amie de mes parents racontait combien elle avait été choquée lorsque pour la première fois une personne dans le bus, voyant son âge vieillissant, avait proposé de lui céder sa place. Pour la première fois, elle s'était rendue compte non pas qu'elle vieillissait, mais qu'elle était devenue vieille. J'imagine que ce choc doit être terrible. En fin de compte, c'est lui qui vous fait perdre l'équilibre dans le bus. Lui, et non le poids des rhumatismes creusés jusque dans les os par le temps.
Je ne sais pas ce que cela fait d'avoir 70 ans. Ce que je sais, c'est que je me mets à me poser ce genre de questions à chaque fois que l'on m'appelle "Madame" et que l'on prend avec moi des égards que l'on ne prenait pas auparavant. L'année dernière encore, on m'appelait le plus souvent "Mademoiselle" et on me demandait si j'étais étudiante lorsque j'allais au cinéma. Aujourd'hui, presque plus personne n'hésite entre "Mademoiselle" et "Madame" et on ne me croit plus lorsque je prétends que j'ai droit à une réduction à l'entrée d'un musée. J'imagine que la boulangère lorsqu'elle me tend mes croissants me croit mère de famille. Mon âge ne prête plus à confusion. Je ne suis plus une jeune fille au fond...
Ce n'est pas le passage du temps qui me fait si peur. C'est ce qu'il laisse derrière lui. Ou plutôt ce qu'il ne laisse pas derrière lui. J'ai peur qu'il n'y ait que le vide et l'absence et qu'il soit trop tard un jour pour lutter contre eux. Je crains la vie qui se retire en ne laissant aucune trace d'elle-même. Je redoute le temps qui s'effrite en désagrégeant avec lui les projets et les rêves. Quand en parlant de moi, on ne dira plus la "jeune femme", mais la "dame", puis enfin quand on me nommera "la mamie", je souhaite qu'on ait des substantifs actifs à ajouter à ces sujets. Je veux une vie pleine de verbes d'action. Pas d'optatif hésitant, ni de conditionnel passé nostalgique. Que des verbes transitifs conjugués à toutes les personnes. Même à la première du pluriel. Surtout à la première personne du pluriel.
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Je veux bien être vieille, mais à condition de pouvoir dire "nous". Je veux bien m'user, mais à condition d'avoir usé aussi du papier et des crayons. Je veux bien disparaître, mais à condition d'avoir laissé quelque part un peu de ma présence. C'est fou ce que la crainte de la mort vous rend orgueilleux et prétentieux, au fond... |