Cache-cache




pour m'écrire

















































































hier demain
Samedi 3 novembre 2001

Je me demande bien souvent pourquoi on me lit, pourquoi on vient lire ce que j'écris ici. Car le mot de "voyeurisme" qu'on avance à la fois comme explication et comme accusation au désir de lire la vie qu'exposent les gens dans leur journal donné au public ne semble pas vraiment pouvoir convenir à l'état d'esprit de mes lecteurs, tels que je peux les imaginer. En effet, ici, dans cet espace ouvert sur Internet, il n'y a, en fin de compte, pas grand chose à voir. Je me révèle peu, ne dit pas tout, et cache la majeure partie non seulement de mes faits et gestes, mais aussi de mes sentiments. En d'autres termes, je me cache.

On pourra me dire que je ne joue pas le jeu du journal intime, que je ne vais pas jusqu'au bout du risque de sincérité et d'authenticité - pire, que je métamorphose la réalité, et donc que je mens, sinon par transformation intentionnelle, du moins par omission plus ou moins consciente. On pourra s'énerver aussi à la lecture de mes pages devant le manque flagrant de détails que je ne donne pas ou bien devant le flou artistique que je cultive de façon un peu perverse. Je suis sûre que si je lisais un journal comme le mien, il ne suffirait de pas plus de cinq minutes pour cliquer sur la petite croix en haut à droite de la fenêtre, exaspérée par tant d'ellipses et de lacunes. Car disons le franchement : tout lecteur normalement constitué veut de l'action, des faits, des rebondissements et des péripéties. Et puis il veut aussi, parce qu'il est humain, des sentiments infiniment compliqués, des secrets dramatiquement révélés, de la sexualité impudiquement exposée. Je n'ai pas l'impression d'offrir tout cela.

Parfois je culpabilise. Je me dis que mon goût instinctif du secret masque en fait une malhonnêteté foncière et que je ne réponds pas au contrat implicite avec mes lecteurs si je cache ainsi une part essentielle de moi-même. Car il y a bien contrat, pacte, non ? Ce que j'écris ici, vous vous attendez à ce que cela soit vrai, juste, fondé, et même vérifié. Il me semble que je n'ai pas le droit de mentir, car en trahissant ma propre vie, ce sont mes lecteurs eux-mêmes que je trahirais. Prise d'un tel souci déontologique, je me dis alors parfois qu'il me faudrait faire tomber le masque, remplir les silences, mettre des mots sur les creux et les vides, pour ne plus prendre ainsi le risque de mentir par omission. Il semble que beaucoup de diaristes disent tout, sans pudeur ni gène, décrivant à la minute près les emplois de leur temps ou développant à la larme près les émotions de leur coeur. Si eux le font, pourquoi, moi, je ne le fais pas ? Ou plutôt, si eux y parviennent, pourquoi, moi, je n'y arrive pas ?

Car, quand bien même je prendrais des résolutions d'exaustivité et de sincérité absolue, il me semble qu'il me serait impossible d'aller plus loin que ce que j'écris ici - plus loin dans l'intimité, plus loin dans l'intériorité, plus loin dans la profondeur. C'est pour cela que les moments de remise en cause de la sincérité du contrat signé avec mes lecteurs ne peuvent jamais durer bien longtemps. Il m'est ontologiquement impossible de tout dire. Par "ontologiquement", j'entends en un sens métaphysiquement blasphématoire mon être propre, individuel. Il me semble que la façon dont je suis configurée, la façon qui est la mienne de vivre et de sentir m'empêche - presque malgré moi - de me révéler totalement. Je crois ne connaître aucune personne avec qui je suis immanquablement dans toute l'entièreté de mon être. A chaque fois, il en manque un bout. Un bout plus ou moins grand, certes (il manque moins de bouts de moi-même lorsque je suis avec mes meilleurs amis qu'avec mes collègues ou les vagues connaissances des cours de sport). Mais toujours un bout de moi-même. Même lorsque je suis face à moi, il manque quelque chose de moi-même. Je ne m'avoue pas tout. Je ne me trahis jamais complètement.

Pourquoi ? Est-ce de la lâcheté ? Une peur irrévocable de soi-même qui me pousse à me dissimuler devant la partie la plus avouable de ma personne ? Cette partie, c'est la partie publique et officielle - la professeur, la fille, l'amie. Mais qu'en est-il du reste ? Et où se trouve ce reste d'ailleurs ? Comment trouver les bouts de moi-même égarés dans l'oubli et le mensonge ? Et puis aussi, dernière question : faut-il retrouver ces bouts pour les tisser ensemble dans un moi illusoirement unifié ? Je ne suis pas si sûre de vouloir plonger tout au fond de moi-même. Je sais inconsciemment ce que je vais y trouver. Et je ne suis pas sûre de vouloir le trouver. Du moins je n'y suis pas encore prête.

Alors quoi ? Oui, je mens par omission dans mon journal. Mais sachez que c'est à moi-même que je mens d'abord. C'est à moi-même que je me cache. Sachez aussi que dans la vie vécue ce jeu de cache-cache est pris avec encore plus de sérieux que dans ma vie écrite : il y a plus de bouts épars et dissimulés dans l'extériorité de mes gestes que dans l'intériorité de mes écrits. Car peut-être est-ce pour cela que je ne trahis pas le pacte implicite signé avec mes lecteurs : je me découvre moi-même infiniment plus lorsque je m'écris que lorsque je me vis. Même si elle est omission, l'écriture toujours est révélation. Après m'avoir écrit, j'ai continué à cacher une part essentielle de moi-même - mais en même temps j'en ai découverte une, toute aussi essentielle, que je n'avais pas alors totalement actualisée et que seule l'écriture pouvait activer.




Il y a un an.
Il y a deux ans.