La grande roue




pour m'écrire















































































hier demain
Lundi 5 novembre 2001

La grande roue de Paris
Je sais que j'ai toujours les mêmes obsessions. Le temps qui passe en est une. A l'image de la Grande Roue sur laquelle je suis montée durant mes vacances à Paris, la semaine dernière, cette question, hautement métaphysique dans sa symbolisation pourtant si banale, me hante :

pourquoi quand on monte, doit-on nécessairement descendre ?

Chez mes parents, il y avait une vieille gravure, trouvée dans le grenier de mes grands-parents, qui représentait ainsi sous la forme d'une "roue de la fortune" les étapes de l'existence humaine : tout en bas de l'échelle circulaire, on voyait le bambin, encore dans ses langes, dans tout son inaccomplissement, comme si l'enfant n'était rien d'autre qu'un être inachevé et incomplet ; puis, progressivement, l'enfant devenait adolescent et, enfin, adulte, atteignant la cime de sa perfection entre l'âge de 20 et 30 ans. Ensuite, la gravure montrait une chute inexorablement descendante, l'homme courbant le dos et se mettant à marcher péniblement à l'aide d'une canne, un peu comme dans l'énigme du Sphinx d'Oedipe. Cette image est célèbre, laissant entendre que la vie de l'homme est semblable à celle d'un cercle ouvert, avec un début et une fin : la vie est d'abord espoir et construction, puis, l'accomplissement atteint (acmé disent les Grecs), elle devient perte et décrépitude. Je suis obsédée par cette image d'une descente incontrôlable qui suit nécessairement la montée si pleine d'espérance. Pourquoi toute vie humaine doit-elle prendre la forme d'une chute contre laquelle on ne peut lutter ?

Ne pas avoir le vertige
Ce n'est pas tant depuis ma montée à la grande roue que je me pose de façon aussi vive cette question que depuis que j'ai eu des nouvelles de mon ancien prof de Prépa, par un ami que j'ai revu la semaine dernière. Il m'a appris que notre ancien prof n'allait pas très bien. Il ne s'entend plus avec ses collègues, et, pire encore, avec ses élèves qui ne cessent d'ergoter derrière lui et qui n'acceptent plus son enseignement. Se jugeant trop âgé pour aller enseigner à la fac, il envisage de quitter l'Education Nationale cette année. Cette nouvelle m'a particulièrement affectée, car il ne s'agit pas de n'importe quel professeur. Cet homme est une des raisons pour lesquelles je fais ce métier. C'est grâce à lui (ou à cause de lui ?) que je me suis lancée dans cette voie que tout le monde me disait sans issue.

Il s'est entièrement consacré à l'enseignement, mettant entre parenthèse une carrière universitaire dont il avait les capacités pourtant de rendre brillante. Il a toujours jugé que nous, ses élèves, passions avant toute ambition de pouvoir et sa probité intellectuelle était la valeur à laquelle il tenait le plus. Si ses élèves sont aujourd'hui comme le sont les miens, j'imagine parfaitement le désespoir qui peut être le sien. Savoir autant de choses essentielles et se heurter à des murs lorsqu'il s'agit de les communiquer à des êtres qui attendent de savoir comment vivre sont la terrible épreuve que rencontre tout professeur débutant. J'ai peine à penser qu'il peut en être devenu de même pour ce professeur en fin de carrière dont la puissance pédagogique m'avait tant impressionnée lorsque j'étais élève et à qui mon enseignement actuel doit beaucoup. Je me représente ses doutes actuels et j'ai mal pour lui.

Vue d'en haut
C'est si injuste d'avoir été si haut et d'être descendu si bas ! Comment accepter d'être quelconque pour des individus alors qu'on a été si important et si décisif, auparavant, pour d'autres ? Pourquoi avoir à retrouver, de façon infiniment plus tragique et dramatique, les doutes et les erreurs de ses débuts ? Pourquoi devoir nécessairement finir en descendant ? Pourquoi toute fin est-elle une chute ?

Je me sens impuissante devant cette nécessité de la nature, effrayée à la pensée qu'elle me paralysera moi aussi. Je ne peux pas, hélas, monter de nouveau en haut de la grande roue et l'arrêter une fois que je serai grimpée tout en haut. Je ne peux pas non plus emmener mon ancien professeur tout là haut et, par la seule certitude de ma confiance, lui redonner une foi qu'il semble avoir perdue. La seule chose que je peux peut-être faire, c'est lui écrire... lui dire que c'est peut-être grâce à lui et grâce à la confiance que, lui, avait en moi lorsque j'étais étudiante, que je suis un jour montée dans la grande roue... Lui montrer qu'il peut retarder le moment de la chute en lui faisant remarquer qu'il a rendu possible bien des ascensions...




Il y a un an.
Il y a deux ans.