La grande roue |
Lundi
5 novembre 2001
Chez mes parents, il y avait une vieille gravure, trouvée dans le grenier de mes grands-parents, qui représentait ainsi sous la forme d'une "roue de la fortune" les étapes de l'existence humaine : tout en bas de l'échelle circulaire, on voyait le bambin, encore dans ses langes, dans tout son inaccomplissement, comme si l'enfant n'était rien d'autre qu'un être inachevé et incomplet ; puis, progressivement, l'enfant devenait adolescent et, enfin, adulte, atteignant la cime de sa perfection entre l'âge de 20 et 30 ans. Ensuite, la gravure montrait une chute inexorablement descendante, l'homme courbant le dos et se mettant à marcher péniblement à l'aide d'une canne, un peu comme dans l'énigme du Sphinx d'Oedipe. Cette image est célèbre, laissant entendre que la vie de l'homme est semblable à celle d'un cercle ouvert, avec un début et une fin : la vie est d'abord espoir et construction, puis, l'accomplissement atteint (acmé disent les Grecs), elle devient perte et décrépitude. Je suis obsédée par cette image d'une descente incontrôlable qui suit nécessairement la montée si pleine d'espérance. Pourquoi toute vie humaine doit-elle prendre la forme d'une chute contre laquelle on ne peut lutter ?
Il s'est entièrement consacré à l'enseignement, mettant entre parenthèse une carrière universitaire dont il avait les capacités pourtant de rendre brillante. Il a toujours jugé que nous, ses élèves, passions avant toute ambition de pouvoir et sa probité intellectuelle était la valeur à laquelle il tenait le plus. Si ses élèves sont aujourd'hui comme le sont les miens, j'imagine parfaitement le désespoir qui peut être le sien. Savoir autant de choses essentielles et se heurter à des murs lorsqu'il s'agit de les communiquer à des êtres qui attendent de savoir comment vivre sont la terrible épreuve que rencontre tout professeur débutant. J'ai peine à penser qu'il peut en être devenu de même pour ce professeur en fin de carrière dont la puissance pédagogique m'avait tant impressionnée lorsque j'étais élève et à qui mon enseignement actuel doit beaucoup. Je me représente ses doutes actuels et j'ai mal pour lui.
Je me sens impuissante devant cette nécessité de la nature, effrayée à la pensée qu'elle me paralysera moi aussi. Je ne peux pas, hélas, monter de nouveau en haut de la grande roue et l'arrêter une fois que je serai grimpée tout en haut. Je ne peux pas non plus emmener mon ancien professeur tout là haut et, par la seule certitude de ma confiance, lui redonner une foi qu'il semble avoir perdue. La seule chose que je peux peut-être faire, c'est lui écrire... lui dire que c'est peut-être grâce à lui et grâce à la confiance que, lui, avait en moi lorsque j'étais étudiante, que je suis un jour montée dans la grande roue... Lui montrer qu'il peut retarder le moment de la chute en lui faisant remarquer qu'il a rendu possible bien des ascensions...
Il y a un an.
Il y a deux ans. |