Reflets |
Vendredi
16 novembre 2001
Vous êtes là, le soir, avec votre plateau repas, devant la télévision, en train de regarder Ruquier, en souriant sans penser, imitant le rire gras des gens de l'écran. Et puis l'émission est finie. Vous éteignez. Vous ne voulez pas redevenir sérieux devant les morts et le bombes qu'annoncent à la pelle d'autres gens dans ce même écran. Vous appuyez sur la touche de la télécommande, celle en forme de cercle ouvert, toute effacée à force d'avoir été pressée.
Vous vous promenez dans un parc. C'est l'automne, mais il fait le froid piquant de l'hiver. L'hiver paralyse vos mains à tel point que vous ne sentez plus le bout de vos doigts. Vous savez que lorsque vous rentrerez à l'intérieur, là où il fait chaud, là où il fait bon, vos joues deviendront toutes rouges, comme de vraies bouillottes de chair, et on vous dira que cela vous donne bonne mine, ce radiateur que la chaleur a volé à la froidure. Mais pour le moment, vous flânez entre les feuilles brunes, sautant entre les flaques, comme lorsque vous étiez petite fille. Vous avez laissé les autres s'éloigner pour ne pas que l'on vous vole votre reste d'enfance oubliée.
Vous êtes en train de préparer le repas. Quelque chose de très simple. Cela ne vaut pas la peine de se lancer dans la grande cuisine quand on est seul. Deux oeufs brouillés avec un peu de fromage râpé, cela suffira bien. De toute façon, vous n'avez jamais bien faim. Manger, ce n'est pas drôle. Ça vous rappelle que la vie a des impératifs auxquels vous ne pouvez échapper. Ça vous affirme que vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez, parce que vous n'êtes pas qu'un esprit, mais que vous êtes un corps aussi, et que ce corps vous ne pouvez pas le contrôler, lui. Il veut sa ration quotidienne pour survivre. Comme si vous n'aviez que cela à faire, lui donner ce qu'il exige. Alors que vous, vous vous efforcez de vivre tout simplement. Mais vous n'avez pas le choix. Alors vous sortez la cuillère à soupe pour brouiller les oeufs dans la poêle.
Vous n'échapperez jamais à votre image. Vous le savez. Vous en souffrez. L'oubli n'est pas possible quand il s'agit de soi. Le regard des autres sur vous n'est rien à côté du regard de vous sur vous-mêmes. Vous êtes bien plus cruelle, bien plus sévère, bien plus intolérante pour cette image de vous au fond des surfaces réflexives que quiconque le serait avec vous. Vous voudriez oublier cette image. Ou bien la transformer. Lui donner de jolis contours, un air aimable et affable. Mais ce n'est pas possible. Cette image, ce n'est pas vous. Cette image, c'est le regard de vous sur vous. Vous êtes peut-être réellement aimable et affable, mais si vous ne croyez pas que vous l'êtes, vous ne pourrez jamais vous reconnaître ainsi sur la surface des téléviseurs, au fond des flaques d'eau, ou sur le dos des cuillères à soupe.
Il y a un an.
Il y a deux ans. |