Jusqu'à quand




pour m'écrire








































































hier demain
Vendredi 23 novembre 2001

Elle a les yeux fixés sur les nuages. Le paysage défile en dessous. Des ponts, des champs, des villages, des routes. Mais ses yeux à elle ne bougent pas. Ils sont englués dans les nuages. Des nuages cotonneux devenus roses comme des chamallows avec le soir tombant. Elle se dit C'est joli. Et puis elle ricane. Des nuages roses, ça fait cliché et rien d'autre. Cliché de dessin animé mièvre ou de carton pâte de film hollywoodien. Les nuages roses, ça n'est pas la réalité. Le plus souvent, en hiver, le ciel, il est blanc. Blanc gris. Très bas. Très pesant. Très lourd à porter. Comme la vie. Comme sa vie. Elle s'en fout donc des nuages roses. Ce sont des mensonges collés dans le ciel, des lieux communs trop piétinés. Elle ferme les yeux.

Le roulis du train l'empêche de dormir, malgré sa fatigue. Elle ouvre de nouveau les yeux. Cette fois, la nuit est tombée. Les nuages sont partis. Il n'y a que le noir, partout, avec quelques lumières aux fenêtres, là bas, là où des gens vivent. Elle fixe encore la fenêtre du train. Mais maintenant, elle ne voit plus dehors. Elle voit seulement son reflet dans la vitre. Ainsi que l'image du monsieur qui est à côté d'elle et qui tape sur son téléphone portable. Elle fixe l'image d'elle et elle se dit Jusqu'à quand. Jusqu'à quand cette mascarade ? Jusqu'à quand ce long mensonge ? Elle se souvient ce qu'elle a dit aujourd'hui, aux gosses qui l'écoutaient. Elle leur expliquait Le désir c'est la vie, Désirer c'est rester vivant, On a besoin de désirer pour vivre, sinon on meurt d'ennui, Et la mort par carence de désir est bien plus horrible et douloureuse que la mort par absence de nourriture ou de boisson. Voilà ce qu'elle leur expliquait. Et puis le petit rigolo du dernier rang s'est adressé à elle et lui a dit : "et vous Madame, vous désirez quoi ?" La question était franche et directe et elle lui est arrivée en plein coeur, comme une balle lancée d'une arme à feu. Et vous Madame, vous désirez quoi. Elle a esquivé la question. L'interrogation était trop essentielle, trop importante, trop vitale. Alors, elle a dit au petit malin Je désire que vous vous taisiez. Facile, la réponse. Oui, c'est facile d'être lâche.

Elle regarde les reflets dans la vitre. Le monsieur d'à côté a fini de taper sur son téléphone. Son appareil est sur ses genoux et lui, maintenant, il a fermé les yeux et paraît dormir. La dame, en face, continue de faire ses mots croisés et n'a pas relevé la tête depuis le début du voyage.

Elle regarde son reflet dans la vitre. Elle se répète Jusqu'à quand. Elle dit qu'elle en pleins des désirs. Désir de connaître, de savoir, de penser. Désir de voyager, de découvrir, de partir. Désir de rencontrer, de parler, d'écrire. Tout ça. Mais elle se demande Jusqu'à quand je pourrai me cacher à moi-même mon vrai désir. Désir sans nom et sans visage. Sans présence et sans réalité. Pur fantasme de la réalité encore. Souffle à peine esquissé dans le coin du cou sous l'oreille. Caresse à peine réchauffée au bord des lèvres. Tendresse à peine suggérée en haut du ventre. Elle se dit Pourquoi ne pas le regarder en face s'il est là, Pourquoi le fuir s'il est présent, Pourquoi vouloir croire à autre chose s'il ne peut s'en aller. Elle ne comprend pas sa peur. Elle a honte de fuir encore une fois. Elle se souvient du ciel blanc d'hiver qu'elle a préféré aux nuages roses : au fond, ce qu'elle ne peut accepter, c'est que sa vie ait des couleurs de rêve et qu'elle puisse correspondre aux illusions de son enfance. C'est plus facile d'être triste, vide et desséchée, qu'être heureuse, pleine et ardente. C'est plus facile de fermer les yeux quand on n'ose pas les ouvrir. C'est plus facile de parler à la troisième personne quand on n'a pas le courage de parler en première personne. Les "on" et les "vous", les "l'être humain" et les "L'Homme", ça la cache derrière elle-même.

Le train arrive. Elle reconnaît les abords de la banlieue, ses pavillons où les télévisions sont allumées et ses rues illuminées. Bientôt ce sera Paris. Bientôt ce sera la gare. Bientôt ce sera la voix dans le haut-parleur Paris, Terminus de ce train, Veuillez vous assurer de ne rien avoir oublié dans ce train, La SNCF vous souhaite une bonne soirée. Le monsieur d'à côté a mis son pardessus et enfin rangé son téléphone dans sa poche - sans doute ne recevra-t-il pas l'appel qu'il attendait. La dame d'en face a rangé ses mots croisés et serré son écharpe autour du cou. Et puis elle, elle reste encore un peu assise, jusqu'à ce que le train se soit complètement immobilisé. Elle est pressée de sortir mais en même temps elle sait que partir de ce train, c'est revenir dans la vie et oublier encore une fois de répondre à la question Jusqu'à quand. Elle ne veut pas l'oublier trop vite, cette question, de peur de n'en trouver jamais la réponse.

sur les rails