De l'inconvénient d'avoir une conscience




pour m'écrire





































































































hier demain
Samedi 1er décembre 2001

la vie est belle ma vieille

- Hannah !
- Quoi ? Tu me réveilles...
- Hannah, tu m'énerves ! Regarde ta tenue : je te trouve indécente. Tant de laisser-aller, tant d'indolence... Ta nonchalance oiseuse me fait honte pour toi !
- Tu peux bien avoir honte pour moi, car moi je n'ai pas à avoir honte de quoi que ce soit. C'est ça ma vie. C'est ma nature de félin de dormir, manger, dormir, m'amuser, et encore dormir. Il ne tient qu'à toi d'en faire autant si tu veux.
- Si je veux ? Tu rigoles ! Et mes Poulpes qui marinent dans leur ignorance ? Et mes collègues qui comptent sur moi ? Et mon boulot universitaire qui doit avancer ? Et... et...
- Hé ho, du calme ! Respire doucement... Allez, on inspire... on expire...
- Arrête de me prendre pour une débile, sale chat !
- C'est celui qui le dit qui l'est ! Moi je ne me fais pas de souci. Et résultat, la vie est bien heureuse pour moi. Je ne cherche à rien avoir d'autres qu'une bonne ration quotidienne de croquettes et une litière propre, et voilà, ça me suffit, je suis satisfaite. Je ne demande pas grand chose. Mon bonheur tient en deux mots : "croquettes & sieste". Je cherche pas midi à quatorze heures, moi ! Pourquoi tu n'apprends pas à te satisfaire de ce que tu as ? Pourquoi tu ne cherches pas simplement à avoir ce que tu peux avoir ?
- Parce que tu crois que si je ne désirais plus rien, ou plutôt si je ne cherchais que des choses faciles d'accès et à portée de mains, je serais inévitablement... euh... heureuse ?
- Ben vas-y ! Ose dire le mot : HEU-REU-SE !! T'en as si peur de ce fichu mot ?
- C'est qu'il m'intimide. J'ai l'impression que je ne trouverai jamais la façon d'atteindre un quelconque bonheur, que jamais je ne trouverai la recette du bien être... J'ai même peur qu'en prononçant le mot, en osant croire à sa présence effective derrière la sonorité, il s'effacerait aussitôt, réduisant à néant toutes ses tentatives d'apparition.
- Hum... Tout ça est dit de façon bien compliquée... Tu veux quoi, au fond ?
- Vivre en adéquation avec moi-même.
- Tut tut ! Tout de suite les gros mots ! "Adéquation" ! Mais emploie des mots que tout le monde comprend, voyons ! Allez, dis ce que tu désires !
- Ne plus ressentir le manque en moi-même. Ne plus être mangé de l'intérieur par l'absence. Cesser de courir après une totalité que je ne parviens pas à trouver.
- Bon, soit. Et tu fais quoi pour atteindre ta "totalité" ?
- Ben, euh... J'ai repris mes études pour mener à bien un projet intellectuel qui soit plus gratifiant qu'un cours mastiqué par des Poulpes et pour renouer avec la vie universitaire...
- Mouais, étudier pour trouver le bonheur ? Hum, faudrait qu'on ait une petite conversation, toutes les deux, car je crois pas que tu t'y prennes bien ! Mais, bon, accordons le fait... ça te rend donc heureuse ?
- Pas vraiment... J'ai pas le temps d'aller à la fac, car elle est trop loin, ça coûte trop cher et en plus j'ai personne pour te garder quand je ne suis pas chez moi.
- Hep hep ! Dis tout de suite que c'est de ma faute si tu peux pas étudier !
- Ben oui, je le dis !
- Tu devrais pas te dire que c'est ailleurs que tu devrais chercher ton bonheur ? Dans la rencontre de nouvelles personnes, par exemple ? Par personne, j'entends des membres de l'espèce mâle, bien sûr !
- Oui, alors, ne me reproche rien ! J'ai fait des efforts cette année. Je fais plein de trucs pour rencontrer des gens, mais...
- Mais ?
- Mais au cours de gym, y'a que des mamies qui ont de la cellulite sur les fesses. Au cours d'allemand, on est que deux élèves (dont moi). Au lycée, ils sont tous mariés et ils parlent de leurs gosses. Et au club d'aviron, j'ai pas pu y mettre les pieds depuis trois semaines, car j'ai un emploi du temps trop chargé. De toute façon, je ne veux pas de relation superficielle. Je ne veux pas plus de numéros de téléphone dans mon agenda que je n'appellerai pas et qui ne m'appelleront pas non plus.
- T'es jamais contente alors ? Tu trouveras jamais de quoi te combler complètement ?
- Je me le demande sérieusement. Je ne parviens pas à répondre à cette question : faut-il renoncer à ses exigences, même si celles-ci sont des fantasmes indistincts et illusoires, et continuer d'attendre, sans pourtant savoir ce qu'on attend ? Ou bien vaut-il mieux se contenter de ce qui vous est donné, sans chercher sans cesse à tout remettre en question et à tout perfectionner ? Faut-il que je me satisfasse d'une vie modeste et sans ambition et que je vive avec quelqu'un de banal ?
- T'es insidieuse, Eva. Posée ainsi, je ne peux répondre oui à ta question. Pourtant peut-être qu'en cessant d'en vouloir trop, tu arriveras à vivre comme moi... dans la plus grande des quiétudes !
- "Croquettes & sieste", einh ? Je veux bien essayer, mais alors il faut que je me lobotomise le cerveau... c'est-à-dire que je ne sois plus moi-même.
- Parce que tu n'es qu'un cerveau ?
- Peut-être bien : une conscience qui rêve et qui pense, qui imagine et qui rationalise, qui calcule et qui comptabilise, qui se souvient et qui projette, qui regrette et qui espère... Si je deviens chat, comme toi, je renonce à tout cela. Et je ne veux pas.
- Alors ne te plains pas, bon Dieu ! Tu as la chance d'avoir une conscience éveillée, alors que moi je n'en ai pas ! Pourquoi tu transformes ta conscience en source de malheur et d'inquiétude, alors que tu devrais en profiter pour contempler grâce à elle tout ce qui est à ta disposition ?
- Mince, Hannah, comment tu fais pour avoir toujours le mot juste ?
- Je ne l'ai pas... Je suis en train de dormir sur tes genoux. C'est toi qui me donne la parole. C'est toi qui sais ce qui est bien pour toi. C'est toi qui sais comment faire. Comment faire pour être... pour être... oui, pour être HEUREUSE !

à l'aise Blaise




Il y a un an.
Il y a deux ans.