J'ai lu dans le dernier
Télérama qu'il existait un logiciel nommé "
Genèse du texte" qui permet d'enregistrer au fur et à mesure de l'acte d'écrire toutes les modifications, ratures et hésitations de l'écrivain. On peut, grâce à ce logiciel qui fait traitement de texte, savoir par exemple que tel écrivain (qu'il soit un "vrai" romancier ou pas, peu importe, c'est valable avec tout type d'écriture et d'écrivant) a modifié telle phrase, en changeant tel adjectif, ou encore apprendre qu'il a attendu 20 min que vienne l'inspiration pour finir son paragraphe. Tout est enregistré, mémorisé, comptabilisé. Tout : les hésitations et la vitesse d'écriture, les remaniements de texte et même les passages entiers supprimés. Ce logiciel, dans sa première version, date déjà (1993... ça marche sous Dos !), mais une version plus moderne vient d'être élaborée. Si son prix n'était pas si conséquent, j'en ferais bien l'acquisition.
C'est en effet un fantastique outil ! Regardez ce que l'on fait ici, dans nos journaux : ouvrir une petite porte vers l'intime, vers le secret, vers la vie de notre propre être pour ainsi dire. Imaginez ce que peut faire un tel logiciel : se glisser entre vos doigts et observer de façon presque indécente et inconvenante votre propre processus d'écriture. C'est presque plus indécent qu'une caméra qui serait branchée devant le bureau d'un écrivain, car c'est là non pas regarder de l'extérieur des gestes purement corporels et dénués certainement de signification (car si l'écrivain reste toute la journée assis devant sa table, il n'y a pas grand chose à voir !), mais entrer insidieusement dans la pensée de l'auteur. Les mains sont un prolongement de l'esprit, j'en suis persuadée. La connaissance du processus d'écriture, grâce à l'étude en direct de son déroulement, doit pouvoir permettre de comprendre les pensées d'un écrivain, comme si l'on pouvait entrer par une petite porte dans sa conscience. Savoir ce qu'il y a au bout des doigts d'un auteur, c'est un peu savoir ce qu'il y a à l'autre bout de sa tête. Car rien ne peut se faire totalement au hasard dans l'écriture. Si j'hésite ici, avant d'écrire cette phrase, cela doit bien avoir un sens. Si je remplace "bleu" par "azur" dans une description, ce n'est certainement pas pour rien. Je veux dire quelque chose et j'essaie à travers ces hésitations de toucher au plus près la chose, d'aller le plus précisément vers elle... mieux d'entrer directement en elle.
J'ai toujours été fascinée par le processus même d'écriture. Je me suis souvent demandée, voulant moi-même écrire, comment devaient faire les écrivains pour composer un roman : font-ils un plan ? déroulent-ils toute l'histoire dans leur tête ? cette histoire est-elle prévue d'avance, avant l'acte d'écrire, ou bien se forme-t-elle au fur et à mesure de la composition ? reprennent-ils leur manuscrit ? etc. Je sais que ces questions n'ont aucun sens, car ce sujet au pluriel ne renvoie à rien d'existant : un "ils" ne peut rendre compte de la pluralité d'approches d'un Victor Hugo, d'un Gustave Flaubert et d'une Nathalie Saraute. Mais tout de même, il y a toujours en moi cette énigme qui souvent vient m'obséder. C'est toujours lorsque j'essaie de me mettre à écrire - à écrire de la fiction - que la question revient. Comment fait-on ? Comment doit-on faire ? Comme s'il y avait une méthode pour écrire... alors que non, je sais très bien qu'il n'y en a pas. S'il y en avait, l'écriture ne serait plus cette force qui peut emporter ailleurs, cette puissance qui sait rendre présent l'absent, cette violence qui parvient à révolutionner des rêves.
Plus j'écris, plus j'ignore comment il faut faire pour écrire. Et pourtant mon écriture me ressemble. Elle est posée et rapide à la fois. Je sous-pèse mes mots avant de les écrire, comme une ménagère évaluerait le moelleux et la santé de chaque fruit sur le marché. Je veille toujours à ne pas emporter des mots trop mûrs ou trop verts. Je cherche à toucher juste, à aller toujours au coeur de l'idée, même si je sais que pour cela il faut faire attention à la fois à la beauté de l'enveloppe du fruit et à la tendresse de sa chair. Mais une fois choisi, une fois déposé dans mon panier, le mot me reste fidèle. Pas question de l'échanger pour un autre une fois qu'il a été cueilli : ne surtout pas le laisser pourrir tout seul, parce que je l'aurai préféré à un autre, plus sonore ou plus profond. J'écris en m'arrêtant souvent, mais presque toujours d'une traite, sans me reprendre après, sans modifier l'ordre de ma pensée en bouleversant l'ordre des paragraphes déposés sur l'écran. J'ai beaucoup de mal à me corriger et à effacer une fois qu'un texte est écrit. Je ne sais pas faire les petites retouches. Je crois au premier jet, au premier brouillon qui devient un original, car tout le travail de corrections s'est fait dans la naissance même de mon écriture, à travers les hésitations de mes doigts et de ma pensée, dans les silences et les blancs du mouvement de mes mains sur le clavier.
C'est ainsi que j'écris... Pourtant, je ne peux pas dire que moi-même j'ai compris comment je faisais. Les mots prolongent ma pensée à tel point que je sens leur présence au bout de mes doigts. Je les sens vibrer lorsque j'ai les mains posées sur le clavier de l'ordinateur. Je les entends m'appeler, m'attendre. Ils bougent au fond de ma conscience et, l'instant d'après, je les vois apparaître sur l'écran, comme par magie.
Oui, j'aimerais comprendre comment naît l'écriture. Connaître sa naissance matérielle - sa genèse dans le processus de l'écriture, qu'elle soit dactylographiée ou manuscrite - pour comprendre sa naissance spirituelle.