Danton,
nous voilà !
(garatéfesses)




pour m'écrire
































































hier demain
Jeudi 20 décembre 2001

Elle m'avait dit "rendez-vous à midi à Odéon sous la statue de Danton". Je ne savais pas que c'était un révolutionnaire qui siégeait à la sortie du métro, mais elle, elle ne savait pas non plus que c'est Auguste Comte qui domine fièrement la place de la Sorbonne. Je l'ai reconnue tout de suite, sans aucune hésitation. Pourtant je ne suis pas bien douée d'habitude pour reconnaître les gens que je n'ai jamais vus. Mais c'est qu'elle n'était pas complètement inconnue pour moi. Je la connaissais déjà en quelque sorte.

En remontant vers Montparnasse, elle m'a dit, "Tu es la première diariste que je rencontre". Je lui ai avoué : "moi aussi, c'est la première fois que je rencontre une diariste". Oui, la première fois que j'ai en face de moi une inconnue qui connaît mille fois plus de détails de ma vie et de mes pensées que certaines des personnes qui me croisent tous les jours. La première fois que je parle avec une inconnue dont je ne connais pas l'état civil, mais dont je partage pourtant le quotidien depuis plusieurs mois.

Très vite, dans la rue, puis dans le restaurant japonais où elle m'emmène, les mots parlés s'échangent, presque aussi naturellement que les mots écrits d'auparavant. Au détour de phrases qui lui échappent, je découvre le vrai nom des gens qui l'entourent, que je connaissais sous leur pseudonyme, et, elle, elle identifie le vrai nom d'Evaville, et d'autres petits secrets encore. Nous nous trouvons des points communs invraisemblables, nous faisant penser que nous aurions très bien pu nous rencontrer auparavant dans les mêmes lieux, sans le savoir. Puis, devant l'assiette de suschis, nous nous mettons joyeusement à jouer les commères du web, et à dire du mal (mais aussi du bien, tout de même) des collègues diaristes que nous lisons. C'est marrant de critiquer les autres, comme ça, en toute impunité. Ca nous fait rire de nous voir aussi méchantes. Mais il commence à y avoir trop de monde dans le restaurant. Tous ces gens chics et branchés, très 6ème arrondissement friqué, nous font fuir. Je la suis encore une fois. Elle m'emmène dans un coin qu'elle connaît, déguster les meilleures pâtisseries du quartier, dans un salon de thé où les serveurs sont déguisés de grotesques costumes blancs et où les théières sont de grosses boules de métal dans lequel on voit le reflet de notre image. Nous discutons encore. Elle ironise lorsque je dis que je suis asociale. C'est que je ne le suis peut-être pas tant que cela au fond. Puis c'est l'heure de rentrer. Nous nous quittons sur le quai du métro en se disant "on se reverra". Oui, on se reverra...

Mais me voilà ce soir avec mes bonnes vieilles catégories toutes chamboulées. C'était facile auparavant : il y a avait ma vie sociale révélée, celle de mon état civil, celle de ma réalité physique, et puis, profondément séparée, il y avait toute la vie souterraine de mes petits secrets internautiques, visible certes, mais seulement par des inconnus de moi. Voilà que les deux catégories se brouillent maintenant. Elle va lire cette page. Elle va pouvoir réagir et dire "non, ça s'est pas passé comme ça ! j'étais là, moi, qu'est-ce que tu racontes !". Elle va voir ce que je dis d'elle, ce que je pense d'elle. Heureusement que je n'ai trouvé en elle que des qualités, car comment j'aurais fait sinon pour avouer devant son regard qu'elle était rébarbative, stupide, laide ou que sais-je encore ? [et non, tu es à mille lieux d'être tout cela !] D'habitude, on n'avoue jamais aux gens ce qu'on pense d'eux. Du moins pas de cette façon là.

Et puis il y a cette petite appréhension en moi. Cette peur incompréhensible que l'on puisse me connaître à la fois de l'intérieur et de l'extérieur, comme si, en fin de compte, j'avais tant de mal à me révéler toute entière. C'est étrange ainsi cette volonté irraisonnée que j'ai de m'acharner à séparer deux mondes qui ne le sont qu'imaginairement. Je suis tant autant moi dans mes écrits, sous le pseudonyme inventé d'Eva, que dans ma vie physique, celle où l'on a à regarder les personnes dans les yeux. C'est la même personne à n'en pas douter. Pourquoi ai-je tant de réticence à les relier, à n'en faire qu'une ? Pourquoi est-ce que je crains autant qu'on puisse lire à la fois à l'extérieur de moi et à l'intérieur de moi ? Peut-être que le jour où je n'aurais plus besoin d'écrire dans ce journal - ou du moins plus de la même façon - ce sera le jour où j'aurai réuni ces deux parties de moi, partie extérieure et partie intérieure. Peut-être qu'alors que je pourrai écrire comme elle, sans en quelque sorte me cacher...

Elle m'a demandé : "Pourquoi écris-tu des entrées si longues ? Tu dois y passer du temps !" C'est que je suis incapable de me trouver en quelques mots. Il m'en faut des milliers, avec pleins d'adjectifs et de synonymes. Je ne sais aller à moi-même qu'en prenant mille détours. Je ne sais pas si elle l'a compris en m'écoutant parler. Si elle a compris que ce n'est pas en prenant l'autoroute que l'on peut accéder à moi. Mais en prenant les petites rues qui serpentent. Comme celles du 6ème arrondissement où elle a cru que nous allions nous perdre...




Il y a un an.
Il y a deux ans.