Mardi
19 février 2002 Depuis mon retour, je vis dans une sorte de monde parallèle. Pas tout à fait ici, mais pas non plus encore là bas. Juste une zone intermédiaire entre deux mondes où je ne trouve pas de place. Là bas, ce n'est plus qu'un rêve de soleil caressant la peau, de pluie chaude lavant les corps et d'eau salée séchant le bord des lèvres. Tout est encore présent dans ma tête, mais peu à peu les images se mêlent et s'en vont dans une sorte de flou esthétique qui les colore à la lumière du souvenir. Ici, c'est déjà le quotidien gris et froid, l'indifférence et la solitude - toutes ces habitudes dont je ne veux pas et que je m'efforce avec hargne de reculer le plus possible. Il me semble que plus Là Bas et Ici se scindent et élargissent le vertige qui les sépare, plus l'un se magnifie, se parant de parfums et de couleurs que seule l'imagination sait donner, et plus l'autre se condamne, s'enfermant lui-même dans le terne d'une vie face à qui toute comparaison tropicale est fatale.
On ne retient du monde que ce qu'il vous donne, mais, paradoxalement, au final, on en trouve toujours plus dans ses souvenirs et ses rêves que dans une pâle réalité. Plus mon voyage se transforme en passé, plus il gagne en beauté. Plus je suis loin du soleil, plus il devient fort et chaleureux. Plus je perds les sensations et les sentiments de mon corps, plus je trouve au fond de mon esprit des souvenirs que les heures qui s'écoulent composent peu à peu.
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Depuis que je suis rentrée, je m'accroche à des exigences insensées... Je cherche presque en vain dans le rayon Boissons du supermarché du jus de goyave ou de maracuja. J'ai envie d'aborder tous les Noirs que je croise pour leur demander s'ils ne seraient pas de là-bas par hasard et s'ils ne voudraient pas parler de leur pays. J'écoute le bruit de mon mobile musical suspendu à la fenêtre du salon, acheté à une gentille dame aux Saintes. Je lis Patrick Chamoiseau et j'essaie de comprendre l'esclavage, mais je n'y comprends rien du tout, car l'exploitation de l'homme par l'homme n'est pas même compréhensible. Je cherche en vain la chanson zouk qui parle de moi et qu'on me chantait pour m'amuser. Je fais tout ça... |
Mais cela ne sert à rien. La fine épaisseur supérieure des parties les plus brunes de ma peau s'en va déjà, pelant inexorablement, laissant de la poussière humaine sur mes vieux vêtements noirs que j'ai ressortis. Je suis à peler comme une orange, et je n'y peux rien. Ce que je peux seulement, c'est fermer les yeux. Doucement. Et revoir la mer qui danse à mes pieds, les alizés qui me soufflent dans le cou, et puis même les bras qui serrent ma taille jusqu'à en étouffer...
Raconter un voyage lorsqu'il est fini, moi, je ne sais pas, je n'ai jamais su faire. Mais ce voyage là était spécial. Parce qu'il était particulièrement lointain. Parce que je partais seule. Alors j'ai voulu en garder des traces - des traces concrètes qu'on peut relire et regarder avec des yeux éveillés et que l'on peut même partager. J'ai réussi, pour une fois, à tenir un journal de bord, presque de façon quotidienne, afin d'y contenir toutes mes impressions. Ces notes de voyage étaient surtout destinées à accompagner mes photographies papier, et je suis en train de composer un album photo assez volumineux en effet. Comme tout était écrit et que j'avais aussi pas mal de photos numériques, je me suis dit que peut-être certains voudraient en profiter. Alors voici en ligne les pages informatiques de mon journal guadeloupéen... Ca s'appelle Karukera - nom de l'île, avant qu'elle ait été envahie par les colonisateurs européens. Je préviens tout de suite :
- ceux qui n'aiment pas les descriptions infinies de faits et d'actions,
- ceux qui n'ont jamais été aux Antilles et qui ne comptent pas y aller prochaînement,
- ceux qui sont pressés,
- ceux qui ne me connaissent pas directement et qui ne savent pas qui sont les personnes dont je parle...
tous ces gens là trouveront un intérêt moindre (voire nul) en ces pages. Il s'agit là de la partie purement extérieure de mon voyage. On y lit simplement ce que j'y ai fait. J'y ai passé sous silence bien des émotions que j'ai ressenties à certains moments ou d'éléments personnels, qui n'auraient rien eu à faire dans un journal de vacances. Je dis tous mes faits et gestes dans ces quelques pages... mais je crois que je ne dis finalement pas grand chose sur moi.