Etrangère




pour m'écrire






















































































hier demain
Samedi 23 février 2002

J'ai toujours eu le sentiment d'être différente. Depuis toute petite. Depuis toujours. Je ne sais si cette différence était réelle. Je ne sais non plus si elle venait du regard des autres sur moi, ou bien de mon propre regard porté sur moi-même. Mais la Différence était là, comme une compagne un peu mystérieuse, presque toujours inquiétante, mais en même temps terriblement rassurante, parce qu'elle était toujours là.

A six ans, je sentais bien qu'on ne vivait pas tout à fait comme tout le monde dans ma maison. On ne vivait pas comme chez mes copines. Il y a avait un grand frère bizarre qui donnait du souci à des parents un peu perdus, une grand-mère qui vieillissait en perdant peu à peu ses souvenirs et sa conscience, et puis, au milieu de ce désordre, une petite fille qui était souvent seule, parce qu'elle, elle ne posait pas de problèmes, et qu'il y avait bien d'autres difficultés à résoudre autour d'elle, avant qu'on puisse se pencher sur elle pour voir ses yeux derrière ses boucles blondes.

A quatorze ans, il y avait le collège qui marchait bien, les copains qui étaient presque nombreux autour de moi, et puis l'équilibre d'une vie qui semblait avoir trouvé sa direction. J'avais le désir ennuyeux d'être exactement comme tout le monde, de me noyer dans la masse des adolescents naissants, aux désirs platement clonés à ceux des autres copains-copines. Je lisais OK Magazine, revue complètement futile pour adolescentes boutonneuses qui aspiraient à connaître la technique pour bien colorer les lèvres avec du rouge acheté chez Monoprix, et à comprendre l'amour, c'est-à-dire la vraie façon dont on embrasse les garçons. Je croyais qu'en lisant cette presse pourtant si légère je comprendrais vraiment comment devait vivre une adolescente... Au fond, si j'avais besoin de lire tout cela, c'est que je n'avais pas tant que cela l'impression d'être totalement comme les autres. J'étais moi, et ce n'était pas facile à porter tous les jours. C'est pour cela que je voulais me cacher derrière des stéréotypes grossiers.

A dix-huit ans, j'avais enfin accepté ma différence. Je l'avais même transformée en principes métaphysiques. J'écrivais "Je est un autre" en lettres capitales et j'en étais fière, parce que je croyais comprendre ce que cela voulait dire. J'écrivais des centaines pages sur moi, et encore sur moi, toujours sur moi. Et je mettais une majuscule à Autrui, juste pour accroître encore plus le fossé que je sentais infranchissable entre les autres et moi. Je me croyais incomprise, et j'étais pleine d'orgueil d'être ainsi incompréhensible. En fait, je n'étais qu'une élève de khâgne qui ingurgitait un peu trop de grands concepts qui avaient peut-être été pensés, mais certainement pas vécus.

Aujourd'hui, je sens encore cette différence. Dans mon métier qui suscite toujours la curiosité et la surprise, souvent l'incompréhension, et parfois la méfiance. Dans mes relations aux autres qui sont parfois si difficiles, tant j'ai du mal à entrer en communication avec des mondes inconnus dont je fuis l'indifférence et la bêtise. Parfois, pourtant, j'ai l'impression d'être devenue normale. Quand je suis dans ma voiture et que je croise mon regard dans le rétroviseur par exemple. Je me dis alors d'un coup que je vis comme on doit vivre à mon âge et dans mon milieu - avec mon automobile, mon appartement, mon travail, mes livres, ma télévision et même mon chat. Je me dis alors "je suis enfin comme tout le monde". J'en suis la première surprise mais je suis presque prête à l'accepter. Et puis je rentre chez moi et je trouve trop de livres, trop de solitude, trop de mots. Ou alors je vois un regard étranger dans le mien et j'y trouve trop de surprise, trop de questions, trop de recul. Alors je me dis que non, décidément, je suis toujours moi - la fille différente qui ne s'est pas vraiment intégrée dans la société dans laquelle elle vit. J'ai toujours eu le sentiment d'être à l'écart du monde des bien vivants. Non pas que je sois morte. Non, certainement pas. Mais juste que je n'ai pas vraiment la sensation de vivre la vie comme il le faut, comme on disait qu'il fallait la vivre dans les magazines pour adolescentes, ou plus tard dans les journaux pour adultes qui ne s'intéressaient qu'au monde des chiffres et des dates, et non pas des idées et des émotions.

Je ne crois pas la cultiver, cette différence. J'ai même peine à mettre des mots sur elle. Parfois je la porte comme un fardeau, comme un obstacle à moi-même et à ma propre maturation. Parfois je l'arbore avec fierté, me surprenant à regarder de haut les autres qui ne l'ont pas. Entre souffrance et fierté, je ne sais pas toujours quoi faire de cette étrangeté que je sens en moi. Je ne sais si je dois tout faire pour enfin réussir à la gommer, pour vivre comme tout le monde, comme on attend de moi que je vive. Avec un mari, deux enfants, un chien et une grande maison en banlieue. Et surtout sans questionnement ni abîme, sans étonnement ni vertige. Peut-être qu'au contraire, je dois préserver cette différence et que si je suis malheureuse - ou du moins pas parfaitement heureuse - c'est que je n'ai pas réussi jusque là à aller au fond d'elle-même, au bout de ma propre étrangeté, au plus profond de mon intime énigme. Peut-être qu'aussi la meilleure façon de vivre l'étrangeté de soi-même, c'est de la partager, et non pas de la garder pour soi en s'y complaisant...

J'ai l'impression du moins que lire les journaux des autres, c'est retrouver un peu de cette étrangeté intérieure. Se rendre compte qu'on n'est pas seul à être différent et pouvoir entrer un petit peu dans les différences des autres. Car c'est d'une différence qu'on peut se sentir le plus proche - et non pas d'une communauté de pensée ou de vie. Se rendre compte qu'on n'est pas seul à ne pas être comme tout le monde, ce n'est pas devenir comme tout le monde pour autant, mais c'est enfin comprendre ce qui nous différencie d'autrui et nous met au bord de l'existence. J'ai besoin de lire la vie des autres pour savoir que je ne suis pas la seule à trouver qu'il est décidément très bizarre de vivre et encore plus bizarre de vivre sa propre vie.

on croise de tout sur les routes




Il y a un an.
Il y a deux ans.