Je veux pas qu'on m'aime




pour m'écrire





































































hier demain
Vendredi 24 mai 2002

L'autre jour, des élèves, qui n'avaient pas apprécié que je leur fasse une remontrance, m'ont reproché de ne pas les aimer. Pour eux c'était une critique - critique qui se voulait implacable. Mais je n'ai pas prise la sentence ainsi. Non, je ne vous aime pas, leur ai-je dit, et c'est tant mieux : il n'y a pas à avoir d'amour entre nous, ni même seulement d'amitié, mais simplement une relation d'autorité et de respect. Je ne vous aime pas, mais je ne vous déteste pas non plus. Nos relations ne se situent pas à ce niveau là." Je leur ai peut-être mal expliqué, mais certains n'ont pas compris. Ils croyaient que je serais touchée par leur déclaration de non-amour, que je serais déçue de m'apercevoir qu'eux-mêmes ils prétendent ne pas m'aimer. Mais ce n'est pas le cas. Cela aurait peut-être été le cas il y a trois ans. Mais plus aujourd'hui.

Car à l'issue de ces remarques, je me suis aperçue que je n'avais plus en moi ce désir irréfléchi d'être aimée. D'être aimée à tout prix par tout le monde sans exception. J'ai besoin d'être aimée, bien entendu - mais d'être aimée par des gens qui sont l'égal de moi ou à qui je pourrai rendre cet amour, et non pas indistinctement par des personnes dont ce n'est pas la fonction de nouer de telles relations avec moi. Je crois que quand on est jeune, on ne distingue pas bien l'amour de la reconnaissance. On croit qu'être apprécié et respecté de quelqu'un, c'est être aimé de lui. Alors que cela n'a rien à voir ! On peut reconnaître la valeur de quelqu'un et l'estimer sans pour autant l'aimer et cette absence d'amour n'est pas un manque qu'il faudrait déplorer. La plupart des gens que nous rencontrons n'ont pas à nous aimer. Ce n'est pas leur rôle. L'amour, il faut le garder pour un nombre infime de personnes. Certes, on peut le décliner - amour filial, maternel, passionnel, amical... - mais il restera toujours un bien précieux jalousement offert à autrui. Il ne faut pas vouloir que toutes nos actions soient faites par amour. Ce serait mélanger un sentiment sensible et pathologique (qui renvoie à la passion) et une valeur morale et spirituelle - celle que représente le respect.

Je l'ai compris aujourd'hui. Je veux que mes Poulpes m'estiment, et non pas qu'ils m'aiment. Comprendre cela, c'est pouvoir avancer et ne plus désespérer quand l'autre ne réagit pas comme on le voudrait. C'est aussi considérer en moi une certaine valeur et par conséquent me donner les moyens d'en être fière. Je vaux quelque chose non pas parce qu'on m'aime, mais parce qu'on m'estime compétente pour telle ou telle fonction ou parce qu'on reconnaît telle ou telle de mes qualités. Je ne vaudrais pas plus parce que tout le monde m'aimerait. Au contraire, je serais plus faible, parce que l'amour est par définition fluctuant et incertain, et surtout bien souvent inexplicable et insensé. L'amour est nécessairement soumis à confusions et à variations. L'estime, elle, peut se prétendre objective et mesurée, donc durable et réelle.

J'ai mis du temps à comprendre réellement cette distinction. Aujourd'hui, je crois qu'elle est claire. Je le vois avec la relation que j'ai avec ce journal. Au début, je croyais que le fait qu'on me lise peu signifiait qu'on ne m'aimait pas. Je croyais inconsciemment qu'il y avait une corrélation entre le nombre de lecteurs et l'amour que je pouvais susciter. Aujourd'hui, peu m'importe qu'on ne m'aime pas. Je veux juste qu'un petit nombre de lecteurs puissent apprécier mon écriture et y trouver quelque chose d'intéressant : ce sera mon écriture qu'ils aimeront - et non pas moi. J'écris pour qu'on m'estime, pour qu'on reconnaisse ma valeur - et en ce sens là l'écriture est un geste pleinement égoïste. Mais je n'écris pas pour qu'on m'aime moi, personne indépendante de mon écriture et extérieure à elle. Mon oeuvre, ce n'est pas tout à fait moi. C'est celle-là que je donne aux sentiments des lecteurs. Et non pas moi. De moi, on s'en moque, à la limite. Certes, sans moi, il n'y aurait pas toutes ces lignes, puisqu'elles sont nourries de ma vie et de mon être. Mais ce qui fait leur valeur, ce n'est pas moi, en tant que personne humaine et physique : c'est simplement leur mise en forme à travers les mots et les images. Rien de plus.

L'amour n'a rien à faire dans tout cela. Et c'est tant mieux. Cela n'enlève rien au fait que c'est fantastique d'être aimée. Bien au contraire.

être aimée pour ce qu'on est et non pour ce qu'on montre de soi

Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.