Je me suis passée
sous silence




pour m'écrire












































































hier demain
Jeudi 23 mai 2002

Voilà presque un mois que le rythme des entrées de ce journal est passé en mode ralenti. Un mois et à peine cinq chroniques. C'est peu. Très très peu pour moi qui jamais n'ai été absente aussi longtemps pour d'autres causes que simplement techniques (parce que j'étais en vacances loin de mon ordinateur). Je crois que c'est la première fois que cela arrive en trois années de diarisme : j'étais devant mon ordinateur, mes doigts à portée du clavier, mais je n'avais pas envie d'écrire dans mon journal. Pas envie, pas besoin, tout cela à la fois.

Comment expliquer mon silence ? Puis-je même seulement en rendre compte ? Ce n'était pas un silence pour moi. J'ai beaucoup écrit, j'ai beaucoup parlé pendant tout ce temps. Les mots n'étaient pas absents. Ils étaient là. Mais j'avais besoin de discuter. Discuter avec des amis, qu'ils soient virtuels ou réels. Et discuter de tout - de tout exactement, mais certainement pas du passage douloureux de la Bête. Car peut-être est-elle là la raison de ces pages blanches : écrire dans mon journal, cela aurait été inévitablement se vautrer dans l'angoisse, s'y étaler, s'y complaire. Retrouver les mots de mon journal, cela aurait été faire face à moi-même, c'est-à-dire, inévitablement, affronter non seulement tout ce que je ne voulais plus voir en moi, mais aussi tout ce que je ne voulais pas montrer. Car il y a des choses qu'on ne fait pas en public. Ce sont soit les choses très heureuses, soit très malheureuses : autant que les rires, les larmes on les garde pour soi. Tout au plus les montre-t-on aux amis proches. Mais certainement pas à ceux qui sont plus lointains. Je n'autorise pas tout le monde à me voir pleurer. Ce sont les fils secrets qui composent le voile translucide que je mets devant mon visage et ces fils là, je ne les laisse pas si aisément se découdre.

Peut-être pourrait-on dire que ce sont là les limites du journal on-line. Pourtant, le silence devant le trop plein d'angoisse n'est pas simplement une limite impliquée par le média qu'est internet et la présence anonyme des lecteurs. Ce n'est pas seulement cela qui m'a coupé la parole. Ce sont les limites du langage lui-même. Un philosophe allemand (Wittgenstein) dit que "ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire". Voilà donc pourquoi je me suis tue : je ne ne pouvais pas parler. Pas parler de ça. Parler d'autres choses, oui. Mais pas de ça. En effet, ça, c'est ce qui n'a pas de nom. C'est une force tacite qui vous tombe dessus, qui vous assomme, qui vous coupe le souffle, mais qui ne parle pas. Qui crie tout au plus, mais qui est incapable d'écrire. Ça, c'est ce qu'il y a au bout de moi-même. C'est ce qui réside là où je suis incapable d'aller. D'aller seule et sans fléchir. Tout au fond de cet abîme, je n'ai ni pu ni voulu m'y aventurer seule dans l'aventure du langage. C'était au-dessus de mes forces. Et puis de toute façon je savais intimement que ce n'était pas les mots léchés et structurés qui, pour une fois, pouvaient me guérir. Non, pour une fois, j'avais besoin d'autre chose.

Pendant tout ce silence, je n'ai pas pensé une seule fois arrêter ce journal. Tout ce temps là, il n'était plus pour moi nécessaire, mais ce n'est pas pour autant qu'il n'était pas d'actualité. Je sais trop bien que la nécessité impérieuse avec laquelle il parle en me murmurant sous les doigts reviendra, ou peut-être déjà est revenue. Je n'ai pas à avoir peur d'être tarie. Les mots ont besoin du silence pour mieux être articulés et entendus. On ne peut pas parler dans le brouhaha confus de l'angoisse. Il faut du silence et de la lumière. Là sont les deux impératifs absolus de toute parole.

Cette page peut ressembler à une justification, mais elle n'en est pas une. Je ne me suis pas sentie coupable de mon absence sur mon journal. Personne ne me force à écrire sinon la nécessité intérieure de l'expression. Si celle-ci a besoin de se taire, je respecte son silence et je n'ai pas à lui en vouloir de s'être éloignée de moi. Ne pas écrire dans mon journal n'est pas une faute envers qui que ce soit. Ce journal n'est pas une tâche à accomplir, une prière à faire chaque soir avant de s'endormir. Je n'ai lié aucun pacte avec qui que ce soit - si ce n'est peut-être avec moi-même. Si je n'éprouve pas la nécessité d'écrire, à quoi bon le faire ? Pour les lecteurs ? Je les estime trop pour seulement imaginer qu'ils puissent se sentir les consommateurs de mon existence écrite. Je pense qu'ils respectent mon silence car c'est moi aussi ce silence. Moi autant que les mots. Et peut-être parfois même plus que les mots.

Un journal a un rythme qui lui est propre. C'est un peu comme une mélodie. Parfois il y a inscrit "crescendo" dans les marges de sa partition et tout se met à chanter plus fort, plus vite, plus grand, les doubles et les triples croches se poursuivant de façon toujours plus furieuse. Et puis d'autre fois il y a de longs silences : de petits chapeaux noirs entre les lignes de la portée, simplement pour dire que la main est levée en l'air et qu'elle attend de retomber bientôt sur le clavier avec plus de vitalité encore. J'ai traversé une de ces pauses. Ce n'est pas grave, c'est normal : cela prouve que je suis... vivante.

l'arbre qui pleure

Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.