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La vie |
Lundi 10 juin 2002
C’était il y a plus d’une semaine maintenant. Un dimanche soir, je suis rentrée de mon week-end. Juste après avoir fait le plein de croquettes dans la gamelle du chat, mais avant même de déballer toutes mes affaires, j’ai appuyé sur la touche on de mon ordinateur. Le geste est habituel : c’est toujours ce que je fais en rentrant chez moi, juste après avoir jeté un premier coup d’oeil dans la boite aux lettres en bas de l’escalier, et un second sur le répondeur du téléphone. Rentrer chez moi, c’est ouvrir l’ordinateur et consulter mes e-mails. Toujours. Le P.C. est bien souvent le seul endroit où il y a des messages qui me sont destinés. Dans la boite aux lettres, presque à chaque fois, il n’y a que des factures, et sur le répondeur du téléphone sur le petit meuble à côté du canapé il y a presque toujours un « 0 » immobile. Seulement ce dimanche soir là, l’ordinateur n’a pas voulu s’allumer. Ecran noir. Black out. La machine ronronnait, comme à son habitude, mais elle ne disait rien. Rien ne s’affichait sur l’écran. Rien de rien. Ma première réaction a été de paniquer. J’ai dit Non ! pas ça ! Hannah mangeait ses croquettes et les fleurs coupées ramassées dans le jardin attendaient encore en vrac dans le petit sac bleu, et moi je me suis assise devant l’unité centrale de l’ordinateur. J’ai appuyé sur le fameux on une fois, deux fois, dix fois. Toujours rien que cet écran muet, crachant son néant effrontément. Pendant toute la soirée, j’ai tourné autour de l’ordinateur. En vain. On ne parlait pas la même langue. Je lui ai même ouvert le ventre pour lui faire sortir ses tripes. Mais sous la couche de poussière, je n’ai pas vu grand chose. Je n’ai pas des yeux qui savent lire entre les entrailles d’un ordinateur. Je ne connais pas l’art secret de ces haruspices de l’informatique. Ça, ça a été le premier soir. Le premier soir sans ordinateur. J’ai très mal dormi ce soir là. Dans mes rêves à demi éveillés, je voyais toute ma vie effacée - ma vie qui est dans le P.C. - et ça m’a fait peur. Le deuxième soir, je rentrais tard de mon travail. Aussitôt chez moi, j’ai attrapé le botin, aux pages jaunes. J’ai arraché les deux feuillets, à la lettre I comme Informatique. J’ai commencé à appeler quelques noms, mais à 19h30 les gens ne répondent plus au téléphone et personne n’a entendu mon appel à l’aide. Ça a donc été mon deuxième soir sans ordinateur. J’ai survécu quand même. Enfin je crois. Le troisième soir a été le soir du miracle. Lorsque j’ai appuyé sur la touche on, l’ordinateur, inespérément, a affiché toutes ses informations, comme si de rien n’était. J’ai exulté. Je me suis persuadée que les jours précédents le petit malin avait voulu me faire une blague et que l’écran noir du vide absolu était désormais de l’histoire ancienne. J’ai passé la soirée entière en tête à tête avec mon ordinateur, le faisant avouer des crimes qu’il n’avait pas commis. Je ne savais pas alors que ce face-à-face était l’ultime sursaut de vie qu’il pouvait bien m’accorder. Vous savez, comme ces moribonds atteints d’un mal incurable qui soudain, la veille de leur mort, se sentent en plein forme, comme ils ne l’ont jamais été depuis des mois. Car les soirs suivants le P.C. n’a plus voulu dire un mot. C’était un événement tragique, mais j’ai bien dû me faire une raison. Ainsi, le quatrième jour de coma, j’ai embarqué l’ordinateur dans l’Evamobile et je l’ai emmené à l’hôpital des ordinateurs. Dans la salle chirurgicale, il y avait plein de cadavres d’ordinateurs. Cela faisait un peu peur, toutes ces machines qui s’entassaient dans l’entrée. Le médecin qui m’a reçue m’a posé des tas de questions pour diagnostiquer le mal. Et puis il a embarqué la machine. Quand il m’a fallu partir, j’ai eu un moment d’hésitation craintive. Un peu comme ces mamans qui rechignent à laisser partir pour la première fois leur gamin tout seul en centre aéré. "Vous savez, il a ses habitudes, mon petit. Il ne faut pas le brusquer." Le type s’est un peu marré : " Mais non, mais non". Tous les soirs suivants, j’ai été seule. Seule avec une place vide en dessous du bureau. Deux jours de suite, j’ai passé mes soirées au téléphone. Quel comportement étrange pour quelqu’un comme moi qui déteste tant téléphoner. Mais ce que je ne pouvais pas raconter dans mes e-mails, il fallait bien que je le dise tout de même quelque part. Un autre jour, j’ai dévalisé une librairie. J’en ai bien eu pour plus de 60 euros, rien qu’en livres et en CD. Dans la boutique, dès que je voyais un livre qui me plaisait, je le prenais. J’avais ce comportement frénétique de l’acheteuse compulsive qui vient de subir une déception amoureuse et qui se met à acheter toutes les robes qu’elle croise sur son passage, juste pour se persuader qu’elle est encore jolie. Aujourd’hui, mon ordinateur n’est toujours pas revenu. Il attend encore d’être opéré. Mais j’ai récupéré un petit ordinateur portable - ce vieux, très vieux 386 acheté un jour aux enchères, sur un coup de tête. Il n’a pas internet. Mais au moins je peux écrire. Je me sens moins en prison. Certes, j’aurais pu écrire à la main et tout recopier ensuite à la récupération de l’ordinateur, mais il y a bien longtemps que j’ai oublié comment l’on faisait pour laisser venir les mots au bout d’un stylo à plume.
Toutes ces soirées face à moi-même, coupée de ce monde qui est devenu le mien, j’essaie de ré-apprendre à vivre sans la machine. Je lis, j’écoute de la musique et même je traîne dans les rues avant de rentrer chez moi. Le temps se met à passer différemment. Un peu plus lentement peut-être. Je ne m’acharne plus à me fuir devant l’écran de l’ordinateur. Je prends le temps de me regarder. Me regarder ne rien faire. C’est étrange, et même pas si désagréable au fond. Bien sûr, je fais des rechutes. Ma cure de désintoxication forcée n’est pas totale. J’ai trouvé le subterfuge du petit portable pour tout de même pianoter sur un clavier, et puis il faut avouer que je multiplie les allers-retours au lycée, simplement pour consulter mes e-mails. Mais enfin, tout de même, depuis une semaine, j’ai changé de centre de référence : je ne vis plus autour de mon ordinateur. Et ça, c’est fou ce que cela donne à l’existence une image différente.
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