Nexus causarum |
Jeudi 30 mai 2002
J'ai souvent l'impression que tout ce qui arrive ne tient qu'à un fil. Un tout petit fil qui est tissé entre deux événements sans que l'on sache pourquoi et qui aurait pu mille fois se briser, ou même ne jamais exister, rompant ainsi l'enchaînement logique ou illogique des actions. Les Romains parlaient de nexus causarum lorsqu'ils désignaient le destin. Même si on a l'outrecuidance de croire que l'individu est libre, comment ne pas avouer que c'est cela l'existence ? Un enchaînement de causes et de conséquences si intimement liées les unes aux autres qu'elles forment un noeud indessérable. Aucun magicien ne peut souffler sur ce noeud pour qu'il se détache d'un seul coup comme par enchantement. L'ensemble est bien fixé. On aura beau s'énerver devant le noeud en essayant en vain de le défaire, comme un lacet trop serré, rien n'y fera, les conséquences suivront toujours les causes, exactement comme elles le doivent. Seulement il me semble souvent que la cause ne tient pas à grand chose, comme si elle était suspendue en l'air dans le vide et qu'elle aurait pu laisser place à n'importe quelle autre. Si ce jour là je n'avais pas eu tant de soucis à ruminer devant mon volant, aurais-je gardé le pied sur l'accélérateur et brûlé ce feu rouge ? Si un jour je n'avais pas lu un article sur les journaux intimes sur internet, serais-je là en train d'écrire ma vie à des inconnus de façon si essentielle ? Si je n'avais pas été là à cet autre instant, aurais-je rencontré telle personne devenue ensuite si importante pour moi ? Je ne sais pas. C'est étrange cette impression que tout tient à un "si". Il semble que tout ce que l'on vit soit une somme de faits non pas juxtaposés les uns aux autres, ni même coordonnés, mais se succédant logiquement, à tel point qu'un moindre petit changement - une seconde de trop, un mot de moins, ou que sais-je encore - donnerait une autre direction et une autre configuration à l'ensemble. Il y a beaucoup de choses que je fais qui, sur le moment, semblent n'avoir aucun intérêt, aucun sens, comme s'ils étaient dûs simplement au hasard. Mais finalement je me rends compte bien après que cette action anodine a pourtant été essentielle dans le cours de mon existence et que si elle n'avait pas eu lieu, tout aurait été complètement différent. C'est ce que je me suis dit en recevant il y a maintenant presque un mois deux lettres de New-York. La première ne m'a pas surprise. D'une certaine façon, je m'y attendais. L'enveloppe était très peu épaisse et il ne m'a pas été nécessaire de lire la suite de la courte lettre pour savoir ce qui suivait le laconique "Nous avons le regret de...". J'ai vite enterré le papier, ne voulant définitivement plus penser à cette histoire new-yorkaise si vite avortée. Mais trois jours après, j'ai reçu une autre enveloppe avec le cachet de la poste de NYC. L'enveloppe était cette fois-ci plus grosse, mais surtout je connaissais bien l'écriture : c'était la mienne. Il y avait un grand tampon sur l'enveloppe : Return to sender No such number". Retour à l'envoyeur, c'est le MAILER-DAEMON du snail-mail. Nul autre que lui. Après mon entretien, on m'avait demandé d'envoyer des papiers que je n'avais pas donnés encore. Je l'avais fait aussitôt... mais, apparemment, en me trompant d'adresse. Etrange erreur s'il en est. En regardant ces deux enveloppes, je me suis posée des questions : et si elles avaient un lien entre elles ? Et si on ne m'avait pas prise simplement parce que je n'avais pas complété mon dossier et qu'on avait pris cette lacune pour une marque de désintérêt pur et simple ? Et si c'était simplement à cette intervertion des chiffres dans le numéro d'une rue qui faisait que l'année prochaine je serai toujours en France ? Est-ce donc possible qu'une si petite chose - deux chiffres sur une enveloppe - change autant le cours d'une vie ? En toute honnêteté, je dois avouer qu'il y avait pleins d'autres arguments plus objectifs contre moi justifiant ce refus et il est fort probable que même si le lycée avait reçu mon courrier, il n'aurait pas retenu ma candidature. Mais l'incertitude m'a tout de même un peu troublée. Je me suis imaginée ce qui serait arrivé si ces deux chiffres avaient été corrects et si, par conséquent, l'on m'avait accepté. Je me suis vue aujourd'hui en train de déménager, préparer des cartons, remplir des papiers administratifs, renouveller mon passeport, vendre ma voiture, et faire toutes ces formalités urgentes. Je me suis vue aussi devant la télévision tremblant quelque peu devant la menace des nouveaux attentats en plein centre de Manhattan. Je me suis même vue angoissée à l'idée de tout d'un coup tout abandonner sans savoir ce qui allait m'attendre... J'ai vu tout cela dans mon imagination et je n'ai pas même eu envie que cela soit effectivement en train de m'arriver. Non, je ne dis pas cela pour me consoler de mon échec. Je crois qu'aujourd'hui je n'ai plus envie de partir ainsi - partir comme une fuite, juste pour ne pas faire face à mon présent. Il y a toujours en moi le rêve new-yorkais, mais simplement comme un idéal que l'on porte en secret en soi, sans vouloir véritablement qu'il devienne réalité. Finalement l'enchevêtrement de causes s'est bien noué. Exactement comme il était le mieux pour moi. Même si je ne le savais pas au moment où les événements se sont réalisés. Peut-être que l'existence a un sens malgré tout, en fait... ![]() Passez votre souris sur le sourire de l'âne pour l'entendre citer Benjamin Franklin
(oui, celui qui a inventé le paratonnerre et qui combattu pour l'indépendance américaine). |