Jeudi 4 juillet 2002

Moi toute seule dans cette grande maison
c'est mon Kiki
Il y a moi dans cette grande maison. Enfin, ce n'est pas la maison qui est grande : c'est moi qui suis petite, proportionnellement à elle. Il y a des pièces où je ne vais jamais. La grande chambre au papier jaune, par exemple. Celle où il y a entassé tout le bazar de l'enfance. Les Barbies, le Kiki, les Légos, la dînette, les petites voitures. Tous ces jouets cassés qui ne servent plus à personne, à peine cachés derrière le grand paravent à fleurs. Cachez-moi cette enfance que je ne saurais voir. Je vais le moins possible dans la salle de l'enfance.

Il y a moi dans cette grande maison qui m'appartient comme je lui appartiens. Sur la pointe du souvenir et dans la légèreté du présent. Je me souviens d'un début d'été comme celui-ci. Il y avait moi dans la grande maison, le chat blanc, l'odeur du blé coupé, et puis c'est tout. J'avais passé quinze jours ici. Toute seule. Il n'y avait pas le téléphone à l'époque et je n'avais pas non plus de voiture. Quand je voulais parler à quelqu'un, il fallait que je sorte mon vieux vélo. Je pédalais à toute vitesse, le vent dansant dans mes cheveux. Les hommes sur leur tracteur me suivaient du regard. Il y a si peu de monde sur les routes ici. Au bout de trois kilomètres, j'arrivais au village et je m'enfermais dans la cabine téléphonique que la chaleur du jour avait transformé en vrai sauna. Il fallait mettre des pièces dans le téléphone et j'en avais toujours juste assez pour dire "Allo, oui c'est moi !".

Aujourd'hui, ce n'est plus du jeu. Il y a le téléphone. Et puis il y a même l'ordinateur et internet. Il y a ma voiture dehors. Et dans la cuisine il y a un four à micro-onde. Ce n'est plus marrant. Je ne suis plus vraiment toute seule.

Cet été là, c'était un de mes premiers étés de ma vie d'étudiante. Je lisais beaucoup. Je lisais toute la journée. Presque un livre par jour. Dès le matin, je m'installais dans le jardin et je ne revenais dans la maison que pour aller prendre un verre de thé glacé dans le réfrigérateur de la cuisine. J'étais boulimique. J'avais besoin de me nourrir des mots des autres. N'importe quels mots. Je lisais tout ce que je ne connaissais pas du tout. Je me souviens, j'avais lu un roman de Barrès, juste pour voir ce que pouvait être un roman patriotique, à l'heure de la Lorraine perdue. J'essayais aussi d'entrer dans les poèmes de Charles Péguy, mais je n'y arrivais pas et je restais à la porte des vers. Et puis je me rappelle avoir lu Propos sur le bonheur d'Alain. Le soir, dans mon journal, j'avais écrit : "Que ce misérable professeur est petit ! Moi je veux du grand, du beau, du fort, et pas de cette philosophie moralisante de province !" Enfin, je ne sais pas si j'avais écrit les choses comme cela, mais je me souviens les avoir penser de cette façon et m'être exaltée à les écrire. Le monde s'ouvrait à moi et je pensais que je ne pouvais y vivre qu'avec force et intelligence. Comme une héroïne de littérature.

Un matin, la voisine était venue frappée à la porte. "Tu ne t'ennuies pas toute seule dans cette grande maison ?" J'avais fait signe que non, avec un grand sourire. Mais elle avait cru bon d'avoir pitié de moi et elle m'avait invitée à déjeuner. Ce jour là, à midi et demi, j'avais traversé la rue et j'étais allée cogner à la porte des voisins. J'avais mangé les haricots verts de la dernière récolte, ramassés dans le champ d'à côté. Là, invitée à leur table, j'avais raconté mes journées aux voisins. Ils m'avaient regardée avec curiosité, sans bien comprendre. Ils font partie de ces gens qui pensent que la solitude, c'est mal, et que ce n'est pas normal de vouloir parfois vivre loin des autres. Il y en a beaucoup des gens ainsi, qui ont peur de leur solitude, qui craignent cette vérité ultime qui renvoie chacun à lui-même et qui le fait se regarder dans ses propres yeux. J'ai rencontré peu de personnes sachant vivre avec leur solitude.

Aujourd'hui encore, à l'été commençant, je suis toute seule dans cette grande maison. Dans le jardin, les oiseaux font des vols planés, frôlant le haut des arbustes de façon incongrue. Je fais si peu de bruit qu'ils croient qu'il n'y a personne et que mon jardin est leur paradis. Certains soirs, j'ai des visites. Hannah accueille des copains à elle. Hier soir, c'est un petit chat noir qui est venu la voir. Il était monté sur la fenêtre, à l'extérieur, et elle, elle était à l'intérieur, de l'autre côté de la vitre. C'était si étrange : on aurait dit deux jumeaux qui se regardaient. Je crois que c'est ce chat noir sans queue qui était venu une fois nous rendre visite et qui doit habiter à l'entrée du village. Mais Hannah est comme sa maîtresse. En le voyant, elle a miaulé violemment, ne supportant pas de voir son territoire violé, et il a fini par partir.

Je ne lis plus autant qu'auparavant. Mon monde s'est rétréci. Je suis devenue professeur comme Alain et l'histoire de la Lorraine ne m'intéresse plus vraiment. Mais l'univers continue de chanter dans mon jardin. Le matin, je laisse les oiseaux réveiller mes oreilles. L'après-midi, je regarde les nuages défiler comme dans un ciel de 14 juillet. Et le soir, j'arrose les fleurs et je me nourris du parfum de l'herbe humide. Et puis entre deux romans, je continue de croire que je suis un personnage de littérature. Je lis le premier roman de Le Clézio (Le Procès-Verbal) et je me mets à croire que c'est moi, Adam Pollo, tout seul dans sa maison abandonné. Chez moi, il n'y a pas la mer, mais il y a le vent dans les bouleaux qui imite le bruit des vagues, alors c'est pareil. Adam Pollo vit dans une vieille édition originale de la NRF datant de 1963 et au papier jauni, dont les pages ne sont même pas encore coupées. Et, page 111, à la fin du chapitre, je lis cette phrase :

"Il était content de vivre dans un univers modèle réduit, bien à lui, tout doux, que mille jeux divers occupaient."

Je lis cette phrase, page 111, et je me dis qu'il n'y a qu'à remplacer le "il" par "elle" et ce sera ma vie qui sera ainsi décrite. Ma vie ici, toute seule dans cette grande maison.

Il y avait une petite fois, pendant la canicule, un type qui était assis devant une fenêtre ouverte...


Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.

pour m'écrire


hier demain