Samedi 24 août 2002

Ce qui est vraiment important
La nuit je suis là, dans mon lit, les yeux grands ouverts dans le noir. J'attends le sommeil qui ne vient pas - qui ne peut pas venir, car je l'attends trop. Il y a l'obsédant tic-tac du réveil dans mes oreilles. Je n'arrive pas à ne pas l'entendre. Il scande chacune de mes secondes d'insomnie, me rappelant que le temps passe et que je ne dors toujours pas. Je voudrais le jeter par la fenêtre ce réveil. Qu'il arrête au moins de faire ce bruit immonde. La scansion du temps qui passe sur le poids de l'insomnie, c'est une petite mort qui avance en secret, mine de rien, sans en avoir l'air.

Le soir, dans mon lit, je suis là, les yeux ouverts sur le noir, et je pense à tout ce à quoi je ne veux pas penser. C'est la nécessité sérieuse et soucieuse de la vie adulte qui m'oppresse ainsi, tirant sur mes paupières pour les forcer à rester ouvertes. Ce sont les "il faut" et les "tu dois" qui m'obsèdent, me rappelant aux contraintes du monde des grandes personnes. Il faut prévoir, organiser, ranger, classer - s'inquiéter. Tu dois te méfier, te battre, t'affirmer, t'adapter - t'angoisser. La nuit, je suis là, les yeux grands ouverts, car j'en viens à me laisser corrompre par les impératifs de l'existence - pire à croire que c'est vivre comme tout le monde qui importe plus que tout. Je ne dors pas la nuit, car je me suis laissée entrer des idées maudites dans la tête. On m'a dit que c'était être assurée contre les périls de la vie civile qui était important, que c'était payer sa facture EDF à la fin du mois qui comptait, que c'était de fermer sa porte blindée à double tour qui était nécessaire. Et sotte que je suis, je l'ai cru ! J'ai gobé toutes les injonctions des adultes et je me suis laissée prendre en plein flagrant délit de crédulité. C'est pour cela que je ne dors plus la nuit. Parce que j'ai été trop naïve. Parce que j'ai pris pour argent comptant le discours des grands. Parce que j'ai cru que grandir c'était se pourrir la tête avec toutes ces vérités dictées par un consensus trop confortable pour être sincère.

Les enfants qui croient les adultes ne deviendront jamais adultes. Ils deviendront vieux. C'est tout. Et le tic-tac du réveil dans la nuit noire de la chambre à coucher, c'est la vieillesse qui arrive sur la pointe des pieds. Vite, il faut fermer les yeux. J'ai peur.

Aucun adulte n'a osé me l'avouer. Pourtant, je le sais au fond de moi. Ce n'est pas les factures de France-Telecom à payer et le crédit de la voiture à rembourser qui importent. Non, non, et non.

Ce qui est important, c'est le nez contre le ventre d'un petit chat se dorant au soleil. C'est se blottir contre les poils ébouriffés qui sentent la paresse, l'herbe coupée et la souris martyrisée, et se laisser caresser le menton. Doucement. Tendrement. En écoutant les vibrations félines gronder sous le creux des doigts.

petit chat rencontré au détour d'une rue

Ce qui est important, c'est d'arriver au sommet d'une montagne. Sentir la sueur qui coule le long du cou et qui chatouille la surface de la peau, sous le tee-shirt. C'est le souffle régulier dans la montée, pas après pas. Lentement. Difficilement. C'est l'effort tendu dans toutes les parties du corps, même dans les muscles les plus cachés, qui, à chaque mouvement vient emplir le corps de plaisir. Plaisir de sentir son corps devenir à chaque minute plus fort, plus grand, plus souverain. Explosion de liberté une fois que l'obstacle est franchi et que la vue s'étend à l'infini, bien haut, au-dessus de tous les autres sommets.

mes plus fidèles amies

Ce qui est important, c'est de se sentir important. Envers et contre tout. Se sentir important dans les yeux de quelqu'un d'autre que soi. Voir dans son regard le respect et la confiance. Regarder dans des directions différentes, mais voir la même chose. Même les yeux fermés. Même si l'autre est loin.

Les adultes ont tort. On ne devient pas grand en affichant fièrement son relevé d'imposition pour l'année 2002 et en lisant les contrats avant de les signer. On devient grand en osant être assis des journées entières sur un banc, la mer derrière son dos, et le poids écrasant du soleil au-dessus, à laisser le monde défiler autour de soi et écouter enfin l'univers chanter à l'intérieur.

un banc blanc sur l'Ile Rousse


Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.

pour m'écrire


hier demain